« Plus proche,
également décisif peut-être, voici un autre événement non moins
menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en
quelques décennies, probablement videra les usines et libérera
l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le
fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là,
encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est
en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du
labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire.
Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non
plus; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement
établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on
s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour
accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais
pouvoir y parvenir.
Cela
n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne
s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle
arrive en fait à transformer la société tout entière en une
société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans
les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est
une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du
travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus
hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de
gagner cette liberté. (…) Ce que nous avons devant nous, c’est
la perspective d’une société de travailleurs sans travail,
c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne
peut rien imaginer de pire ».
Hannah Arendt,
La condition de l'homme moderne (p.
37-38, tr. G. Fradier), 1961