« Dans le cas des œuvres d’art, la réification est plus
qu’une transformation ; c’est une transfiguration, une
véritable métamorphose dans laquelle, dirait-on, le cours de la
nature qui veut réduire en cendres tout ce qui brûle est soudain
renversé, et voilà que de la poussière même peuvent jaillir des
flammes*. Les œuvres d’art sont des objets de pensée, mais elles
n’en sont pas moins des objets. De soi-même le processus de pensée
ne produit, ne fabrique pas plus d’objets concrets, livres,
tableaux, statues, partitions, que de soi-même l’utilisation ne
produit, ne fabrique des maisons ou des meubles. La réification qui
a lieu dans l’écriture, la peinture, le modelage ou la composition
est évidemment liée à la pensée qui l’a précédée, mais ce
qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de
pensée, c’est le même ouvrage qui, grâce à l’instrument
primordial des mains humaines, construit les autres objets durables
de l’artifice humain ».
Hannah
Arendt,
La condition de l'homme moderne (p.
224, tr. G. Fradier), 1961
* En note, H. Arendt indique qu'elle fait allusion à un poème de Rainer Maria Rilke, Magie, décrivant cette "transfiguration".
Rainer Maria Rilke
Portrait (1906) par Paula Modersohn-Becker