« En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut
lancé dans l’univers ; pendant des semaines, il gravita
autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des
corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles. Certes, le
satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait point
tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos
yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent
éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel;
il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme
s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie.
(…)
La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce
fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers
l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ». (…)
La
banalité de la phrase ne doit pas nous faire oublier qu’elle
était, en fait, extraordinaire ; car si les chrétiens ont
parlé de la Terre comme d’une vallée de larmes et si les
philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’esprit
ou de l’âme, personne dans l’histoire du genre humain n’a
jamais considéré la Terre comme la prison du corps, ni montré tant
d’empressement à s’en aller, littéralement, dans la Lune.
L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui
commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un
dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation
plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?
La
Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature
terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule
de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se
mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. L’artifice humain
du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement
animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel,
et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes
vivants. Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches
scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle »
elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme
parmi les enfants de la nature. C’est le même désir d’échapper
à l’emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de
création en éprouvette, dans le vœu de combiner « au
microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités
garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et de
« modifier (leurs) tailles, formes et fonctions » ;
et je soupçonne que l’envie d’échapper à la condition humaine
expliquerait aussi l’espoir de prolonger la durée de l’existence
fort au-delà de cent ans, limite jusqu’ici admise.
Cet
homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un
siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre
l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de
nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire
échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de
raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de
même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons
capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La
seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens
nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne
saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une
question politique primordiale que l’on ne peut guère, par
conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux
de la politique ».
Hanna Arendt,
La condition de l'homme moderne (p.
33-35, tr. G. Fradier), 1961