« En
second lieu*, le mot « public » désigne le monde lui-même
en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que
nous y possédons individuellement. Cependant, ce monde n’est pas
identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement
des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux
productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi
qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait
par l’homme. Vivre ensemble dans le monde : c’est dire
essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui
l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui
s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux,
relie et sépare en même temps les hommes.
Le
domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche,
pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Ce qui rend la
société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas,
principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le
monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de
les relier, ni de les séparer. Etrange situation qui évoque une
séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes victimes d’un
tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les
personnes assises les unes en face des autres n’étant plus
séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce
soit de tangible.
(…)
Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que
nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie
aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là
avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce
que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais
aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après
nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des
générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la
publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d’âge
en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines
naturelles du temps ».
Hannah
Arendt, La condition de l'homme moderne (pp 92-95), 1961.
* cf. "Public", première acception du mot
* cf. "Public", première acception du mot