C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Un même monde, le monde réel

« La polis proprement dite n’est pas la cité en sa localisation physique ; c’est l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. « Où que vous alliez, vous serez une polis » : cette phrase célèbre n’est pas seulement le mot de passe de la colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l’action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés ; mais font explicitement leur apparition.
Cet espace n’existe pas toujours, et bien que tous les hommes soient capables d’agir et de parler, la plupart d’entre eux n’y vivent pas : tels sont dans l’antiquité l’esclave, l’étranger et le barbare ; le travailleur ou l’ouvrier avant les temps modernes ; l’employé et l’homme d’affaires dans notre monde. En outre nul ne peut y vivre constamment. En être privé signifie que l’on est privé de réalité, réalité qui, humainement et politiquement parlant, ne se distingue pas de l’apparence. La réalité du monde est garantie aux hommes par la présence d’autrui, par le fait qu’il apparaît à tous ; « car ce qui apparaît à tous, c’est ce que nous nommons l’Etre » (Ethique à Nicomaque, 1172), et tout ce qui manque de cette apparence passe comme un rêve, qui est intimement, exclusivement à nous, mais n’a point de réalité - en note : le fragment d’Héraclite sur le monde un et commun à tous leséveillés, le dormeur se tournant vers un monde à lui, a essentiellement le même sens que la phrase d’Aristote ».
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne (pp 258-259), 1961