« La
polis
proprement
dite n’est pas la cité en sa localisation physique ; c’est
l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle
ensemble, et son espace s’étend entre les hommes qui vivent
ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. « Où
que vous alliez, vous serez une polis » :
cette phrase célèbre n’est pas seulement le mot de passe de la
colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l’action
et la parole créent entre les participants un espace qui peut
trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’importe
où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large :
l’espace où j’apparais aux autres comme les autres
m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme
d’autres objets vivants ou inanimés ; mais font explicitement
leur apparition.
Cet
espace n’existe pas toujours, et bien que tous les hommes soient
capables d’agir et de parler, la plupart d’entre eux n’y vivent
pas : tels sont dans l’antiquité l’esclave, l’étranger
et le barbare ; le travailleur ou l’ouvrier avant les temps
modernes ; l’employé et l’homme d’affaires dans notre
monde. En outre nul ne peut y vivre constamment. En être privé
signifie que l’on est privé de réalité, réalité qui,
humainement et politiquement parlant, ne se distingue pas de
l’apparence. La réalité du monde est garantie aux hommes par la
présence d’autrui, par le fait qu’il apparaît à tous ;
« car ce qui apparaît à tous, c’est ce que nous nommons
l’Etre » (Ethique
à Nicomaque,
1172), et tout ce qui manque de cette apparence passe comme un rêve,
qui est intimement, exclusivement à nous, mais n’a point de
réalité - en
note :
le fragment d’Héraclite sur le monde un et commun à tous leséveillés, le dormeur se tournant vers un monde à lui, a
essentiellement le même sens que la phrase d’Aristote
».
Hannah
Arendt, La condition de l'homme moderne (pp 258-259), 1961