C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / La réalité du monde : l'identité dans la diversité des points de vue

« Lorsque les choses sont vues par un grand nombre d’hommes sous une variété d’aspects sans changer d’identité, les spectateurs qui les entourent sachant qu’ils voient l’identité dans la parfaite diversité, alors, alors seulement apparaît la réalité du monde, sûre et vraie.
Dans les conditions d’un monde commun, ce n’est pas d’abord la « nature commune » de tous les hommes qui garantit le réel ; c’est plutôt le fait que, malgré les différences de localisation et la variété des perspectives qui en résulte, tous s’intéressent toujours au même objet. Si l’on ne discerne plus l’identité de l’objet, nulle communauté de nature, moins encore le conformisme contre nature de la société de masse, n’empêcheront la destruction du monde commun, habituellement précédée de la destruction des nombreux aspects sous lesquels il se présente à la pluralité humaine. C’est ce qui peut se produire dans les conditions d’un isolement radical, quand personne ne s’accorde plus avec personne, comme c’est le cas d’ordinaire dans les tyrannies. Mais cela peut se produire aussi dans les conditions de la société de masse ou de l’hystérie des foules où nous voyons les gens se comporter tous soudain en membres d’une immense famille, chacun multipliant et prolongeant la perspective de son voisin. Dans les deux cas, les hommes deviennent entièrement privés : ils sont privés de voir et d’entendre autrui, comme d’être vus et entendus par autrui. Ils sont tous prisonniers de la subjectivité de leur propre expérience singulière, qui ne cesse pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment. Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective.
C’est par rapport à cette signification multiple du domaine public qu’il faut comprendre le mot « privé » au sens privatif original. Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation « objective » avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets commun, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l’absence des autres ; en ce qui les concerne l’homme privé n’apparaît point, c’est donc comme s’il n’existait pas. Ce qu’il fait reste sans importance, sans conséquence pour les autres, ce qui compte pour lui ne les intéresse pas.
Dans les circonstance modernes, cette privation de relations « objectives » avec autrui, d’une réalité garantie par ces relations, est devenue le phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa forme la plus extrême et la plus antihumaine. Cette extrémité vient de ce que la société de masse détruit non seulement le domaine public mais aussi le privé : elle prive les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de leur foyer où ils se sentaient jadis protégés du monde, et où, au moins, même les exclus du monde pouvaient se consoler dans la chaleur du foyer et la réalité restreinte de la vie familiale »
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne (pp 98-100), 1961