« Lorsque
les choses sont vues par un grand nombre d’hommes sous une variété
d’aspects sans changer d’identité, les spectateurs qui les
entourent sachant qu’ils voient l’identité dans la parfaite
diversité, alors, alors seulement apparaît la réalité du monde,
sûre et vraie.
Dans
les conditions d’un monde commun, ce n’est pas d’abord la
« nature commune » de tous les hommes qui garantit le
réel ; c’est plutôt le fait que, malgré les différences de
localisation et la variété des perspectives qui en résulte, tous
s’intéressent toujours au même objet. Si l’on ne discerne plus
l’identité de l’objet, nulle communauté de nature, moins encore
le conformisme contre nature de la société de masse, n’empêcheront
la destruction du monde commun, habituellement précédée de la
destruction des nombreux aspects sous lesquels il se présente à la
pluralité humaine. C’est ce qui peut se produire dans les
conditions d’un isolement radical, quand personne ne s’accorde
plus avec personne, comme c’est le cas d’ordinaire dans les
tyrannies. Mais cela peut se produire aussi dans les conditions de la
société de masse ou de l’hystérie des foules où nous voyons les
gens se comporter tous soudain en membres d’une immense famille,
chacun multipliant et prolongeant la perspective de son voisin. Dans
les deux cas, les hommes deviennent entièrement privés : ils
sont privés de voir et d’entendre autrui, comme d’être vus et
entendus par autrui. Ils sont tous prisonniers de la subjectivité de
leur propre expérience singulière, qui ne cesse pas d’être
singulière quand on la multiplie indéfiniment. Le monde commun
prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il
n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective.
C’est
par rapport à cette signification multiple du domaine public qu’il
faut comprendre le mot « privé » au sens privatif
original. Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être
privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine :
être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et
entendu par autrui, être privé d’une relation « objective »
avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres
et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets
commun, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose
de plus permanent que la vie. La privation tient à l’absence des
autres ; en ce qui les concerne l’homme privé n’apparaît
point, c’est donc comme s’il n’existait pas. Ce qu’il fait
reste sans importance, sans conséquence pour les autres, ce qui
compte pour lui ne les intéresse pas.
Dans
les circonstance modernes, cette privation de relations
« objectives » avec autrui, d’une réalité garantie
par ces relations, est devenue le phénomène de masse de la solitude
qui lui donne sa forme la plus extrême et la plus antihumaine. Cette
extrémité vient de ce que la société de masse détruit non
seulement le domaine public mais aussi le privé : elle prive
les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de
leur foyer où ils se sentaient jadis protégés du monde, et où, au
moins, même les exclus du monde pouvaient se consoler dans la
chaleur du foyer et la réalité restreinte de la vie familiale ».
Hannah
Arendt, La condition de l'homme moderne
(pp 98-100), 1961