« Toutes
les activités humaines sont conditionnées par le fait que les
hommes vivent en société, mais l’action seule est proprement
inimaginable en dehors de la société des hommes. L’activité de
travail n’a pas besoin de la présence d’autrui, encore qu’un
être peinant dans une complète solitude ne puisse passer pour
humain : ce serait un animal
laborans,
au sens rigoureux du terme. L’homme à l’ouvrage, fabriquant,
construisant un monde qu’il serait seul à habiter, serait encore
fabricateur, non toutefois homo
faber :
il aurait perdu sa qualité spécifiquement humaine et serait plutôt
un dieu (…). Seule, l’action est la prérogative de l’homme
exclusivement ; ni bête ni dieu n’en est capable, elle seule
dépend entièrement de la constante présence d’autrui.
Ce
rapport particulier qui unit l’action et l’être semble
pleinement justifier la traduction ancienne du zoon
politikon
d’Aristote par animal
socialis,
que l’on trouve déjà dans Sénèque, traduction consacrée depuis
saint Thomas d’Aquin : homo
est naturaliter politicus, id est, socialis.
Mieux que toute théorie, cette substitution du social au politique
montre jusqu’à quel point s’étaient perdue la conception
originale grecque de la politique.
(…) p. 66 Ce
qui nous intéresse ici, c’est l’extraordinaire difficulté qu’en
raison de cette évolution nous avons à comprendre la division
capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de
la polis
et celle du ménage, de la famille, et finalement entre les activités
relatives à un monde commun et celles qui concernent l’entretien
de la vie : sur ces divisions, considérées comme des
postulats, comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des
Anciens ».
Hannah
Arendt, La condition de l'homme moderne (pp 59-66), 1961