Il
signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et
entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour
nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par
nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité
que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie
intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens –
mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas
transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi
dire) en objets dignes de paraître en public. C’est la
transformation qui se produit d’ordinaire dans le récit et
généralement dans la transposition artistique* des expériences
individuelles. Mais cette transfiguration n’exige pas
nécessairement les ressources de l’art. Chaque fois que nous
décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé
ou dans l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles
prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité
elles n’avaient pas auparavant. C’est la présence des autres
voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous
assure de la réalité du monde et de nous-mêmes ; et si
l’intimité d’une vie privée pleinement développée, inconnue
avant les temps modernes, donc avant le déclin du domaine public,
doit toujours s’intensifier, enrichir sans cesse, la gamme des
émotions subjectives et des sentiments privés, cette
intensification se fera toujours aux dépens de la certitude de la
réalité du monde et des hommes.
En
fait, le sentiment le plus intense que nous connaissions, intense au
point de tout effacer, à savoir l’expérience de la grande douleur
physique, est à la fois le plus privé et le moins communicable de
tous. C’est peut-être la seule expérience que nous soyons
incapables de transformer pour lui donner une apparence publique ;
plus encore, elle nous prive de notre sens du réel à tel point que
rien ne s’oublie plus vite, plus aisément que la souffrance. De la
subjectivité radicale, en laquelle je ne suis plus
« reconnaissable », au monde extérieur de la vie, il
semble qu’il n’y ait pas de pont. En d’autres termes, la
douleur, véritable expérience-limite entre la vie conçue comme
« être parmi les hommes » (inter
homines esse)
et la mort, est tellement subjective, si éloignée du monde des
choses et des hommes qu’elle ne peut prendre aucune apparence.
Parce
que notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et
donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent
apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, le
crépuscule lui-même qui baigne notre vie privée, notre vie intime,
est un reflet de la lumière crue du domaine public. Mais il y a
beaucoup de choses qui ne peuvent supporter l’illumination
implacable de la présence constante d’autrui sur la scène
publique ; on n’y tolère que ce qui passe pour important,
digne d’être vu ou entendu, le reste devenant automatiquement
affaire privée. Cela ne signifie certes pas que les affaires privées
soient généralement sans importance ; au contraire, nous
verrons qu’il y a des choses très importantes qui ne peuvent
subsister que dans le domaine privé. Par exemple l’amour, à la
différence de l’amitié, meurt, ou plutôt s’éteint, dès que
l’on en fait étalage. (« Ne parle pas de ton amour. De
l’amour qui ne se peut jamais dire… ») Essentiellement
étranger au monde, l’amour ne peut que mentir et se pervertir
lorsqu’on l’emploie à des fins politiques comme le changement ou
le salut du monde ».
Hannah
Arendt,
La condition de l'homme moderne (tr. Georges Fradier, pp.89-91), 1961
* cf. Marie-José Mondzain à propos des premiers hommes s'humanisant : "Parler de l'Homo spectator comme on parle de l'Homo sapiens. L'homme Sapiens, c'est-à-dire qui peut savoir, celui qui peut penser. Cet homme produit les signes qui lui permettront d'entendre et de voir, de faire entendre et de faire voir les mouvements de son désir et ceux de sa pensée", extrait de Homo Spectator.