C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Action, commencement, liberté


« C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette distinction ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme à l’œuvre. Elle peut être stimulée par la présence des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n’est jamais conditionnée par autrui ; son impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre naissance et auquel nous répondons en commençant du neuf de notre propre initiative. Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). Parce qu’ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. [Initium] ergo ut esset, creatus homo, ante quem nullus fuit (« pour qu’il y eut un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y avait personne »), dit saint Augustin dans sa philosophie politique. Ce commencement est autre chose que le commencement du monde ; ce n’est pas le début de quelque chose mais de quelqu’un, qui est lui-même novateur. C’est avec la création de l’homme que le principe du commencement est venu, ce qui évidemment n’est qu’une façon de dire que le principe de liberté fut créé en même temps que l’homme, pas avant. 
Il est dans la nature du commencement que débute quelque chose de neuf auquel on ne peut pas s’attendre d’après ce qui s’est passé auparavant. Ce caractère d’inattendu, de surprise, est inhérent à tous les commencements, à toutes les origines. Ainsi l’origine de la vie dans la matière est une improbabilité infinie de processus inorganiques, comme l’origine de la terre au point de vue des processus de l’univers ou l’évolution de l’homme à partir de la vie animale. Le nouveau a toujours contre lui les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui, pratiquement dans les circonstances ordinaires équivaut à une certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle. Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à chaque naissance quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde. Par rapport à ce quelqu’un qui est unique, on peut vraiment dire qu’il n’y avait personne auparavant. Si l’action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, si elle est l’actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de l’individualité, elle est l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux ».

Hannah Arendt, 
 La condition de l'homme moderne (tr. Georges Fradier, pp233-235), 1961