« C’est par
le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et
cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous
confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique
originelle. Cette distinction ne nous est pas imposée, comme le
travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par
l’utilité, comme à l’œuvre. Elle peut être stimulée par la
présence des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie,
mais elle n’est jamais conditionnée par autrui ; son
impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre
naissance et auquel nous répondons en commençant du neuf de notre
propre initiative. Agir, au sens le plus général, signifie prendre
une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein,
« commencer », « guider » et éventuellement
« gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens
original du latin agere).
Parce qu’ils sont initium,
nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes
prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. [Initium]
ergo ut esset, creatus homo, ante quem nullus fuit (« pour
qu’il y eut un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y
avait personne »), dit saint Augustin dans sa philosophie
politique. Ce commencement est autre chose que le commencement du
monde ; ce n’est pas le début de quelque chose mais de
quelqu’un, qui est lui-même novateur. C’est avec la création de
l’homme que le principe du commencement est venu, ce qui évidemment
n’est qu’une façon de dire que le principe de liberté fut créé
en même temps que l’homme, pas avant.
Il
est dans la nature du commencement que débute quelque chose de neuf
auquel on ne peut pas s’attendre d’après ce qui s’est passé
auparavant. Ce caractère d’inattendu, de surprise, est inhérent à
tous les commencements, à toutes les origines. Ainsi l’origine de
la vie dans la matière est une improbabilité infinie de processus
inorganiques, comme l’origine de la terre au point de vue des
processus de l’univers ou l’évolution de l’homme à partir de
la vie animale. Le nouveau a toujours contre lui les chances
écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui,
pratiquement dans les circonstances ordinaires équivaut à une
certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle.
Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part
on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure
d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Et cela à son tour
n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à
chaque naissance quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde.
Par rapport à ce quelqu’un qui est unique, on peut vraiment dire
qu’il n’y avait personne auparavant. Si l’action en tant que
commencement correspond au fait de la naissance, si elle est
l’actualisation de la condition humaine de natalité, la parole
correspond au fait de l’individualité, elle est l’actualisation
de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être
distinct et unique parmi des égaux ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp233-235), 1961