« Si nous n’étions pardonnés,
délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre
capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont
nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à
jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier
qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. Si nous
n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de
conserver nos identités ; nous serions condamnés à errer sans
force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire,
pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur – dans
des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que
répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment
l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit.
Les deux facultés dépendent d’autrui, car nul ne peut se
pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il
n’a faite qu’à soi ; pardon et promesse dans la solitude ou
l’isolement demeurent irréels et ne peuvent avoir d’autre sens
que celui d’un rôle que l’on joue pour soi ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp.
302-303), 1961