C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Culture et agriculture [n°19]

« On peut avancer en faveur de l’identification de l’œuvre et du travail un argument analogue, beaucoup plus célèbre et plausible. Le travail le plus nécessaire, le plus élémentaire de l’homme, celui de la terre, semble un parfait exemple de travail se transformant en quelque sorte de lui-même en œuvre. C’est que le travail de la terre, malgré les liens avec le cycle biologique et sa totale dépendance du grand cycle de la nature, laisse après son activité une certaine production qui s’ajoute de manière durable à l’artifice humain : la même tâche, accomplie d’année en année, transformera une lande sauvage en terroir cultivé. Cet exemple figure en bonne place, pour cette raison précisément, dans toutes les théories du travail, anciennes et modernes. Cependant, malgré une indéniable similarité, et bien que sans doute la vénérable dignité de l’agriculture vienne de ce que les labours non seulement procurent des moyens de subsistance, mais, ce faisant, préparent la terre pour la construction du monde, même dans ce cas la distinction demeure très nette : la terre cultivée n’est pas, à proprement parler, un objet d’usage, qui est là dans sa durabilité propre et dont la permanence ne requiert que des soins ordinaires de préservation ; le sol labouré, pour rester terre cultivée, exige un travail perpétuellement recommencé. En d’autres termes, il n’y a pas là de vraie réification par laquelle on s’assure en son existence, une fois pour toutes, de la chose produite ; il faut la reproduire sans cesse pour qu’elle reste dans le monde humain».
Hannah Arendt,
La condition de l'homme moderne (p. 189-190, tr. G. Fradier), 1961