« On
peut avancer en faveur de l’identification de l’œuvre et du
travail un argument analogue, beaucoup plus célèbre et plausible.
Le travail le plus nécessaire, le plus élémentaire de l’homme,
celui de la terre, semble un parfait exemple de travail se
transformant en quelque sorte de lui-même en œuvre. C’est que le
travail de la terre, malgré les liens avec le cycle biologique et sa
totale dépendance du grand cycle de la nature, laisse après son
activité une certaine production qui s’ajoute de manière durable
à l’artifice humain : la même tâche, accomplie d’année
en année, transformera une lande sauvage en terroir cultivé. Cet
exemple figure en bonne place, pour cette raison précisément, dans
toutes les théories du travail, anciennes et modernes. Cependant,
malgré une indéniable similarité, et bien que sans doute la
vénérable dignité de l’agriculture vienne de ce que les labours
non seulement procurent des moyens de subsistance, mais, ce faisant,
préparent la terre pour la construction du monde, même dans ce cas
la distinction demeure très nette : la terre cultivée n’est
pas, à proprement parler, un objet d’usage, qui est là dans sa
durabilité propre et dont la permanence ne requiert que des soins
ordinaires de préservation ; le sol labouré, pour rester terre
cultivée, exige un travail perpétuellement recommencé. En d’autres
termes, il n’y a pas là de vraie réification par laquelle on
s’assure en son existence, une fois pour toutes, de la chose
produite ; il faut la reproduire sans cesse pour qu’elle reste
dans le monde humain».
Hannah
Arendt,
La condition de l'homme moderne (p.
189-190, tr. G. Fradier), 1961