C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Objets techniques et oeuvres d'art font qu'il y a "un monde"




L'objet n'a-t-il qu'une fonction ? N'est-il qu'un moyen de vivre, un supplément culturel indispensable à l'être humain pour que celui-ci puisse, comme tous les êtres naturels, vivre ? N'a-t-il pas un sens, c'est-à-dire n'exprime-t-il pas ce qui définit chaque humain comme un sujet : la conscience de soi, l'identité à travers le temps, l'existence d'une personne qui se souvient d'être «idem», un même « je » indépendamment des états variables, physiques et psychologiques, du « moi » ?

« Les choses qu'on rencontre dans le monde fabriqué par l'homme » :
Dans un premier temps, « le monde » (opposé à « nature ») peut être défini comme le composé de choses 1. créées (œuvres d'art) 2. fabriquées (objets d'usage), 3. construites, constituées (monuments et archives qui permettent la remémoration, la commémoration des actions) ou encore 4. produites (produits de consommation).

Un constat : pour n'évoquer que la diversité des objets, c'est-à-dire ces choses qui ne sont pas seulement des faits ou phénomènes apparaissants et disparaissants, mais des réalités stables qui peuvent être posées, disposées, entreposées « devant » soi (ob-jet), chacun peut constater que les objets sont partout, toujours, chez tous, quelle que soit l'époque, quel que soit le lieu et quelle que soit le groupe de population humaine considérée (la civilisation, la culture, l'ethnie, etc.).

On ne s'en étonnera pas car l'humain est un être qui doit avoir de quoi être, qui doit prolonger son propre corps par des « extensions », des prothèses, meubles (chaise, lit, etc. pour se tenir dans la position choisie), outils, ustensiles, instruments, appareils, machines ? cf. Protagoras de Platon, Les parties de animaux d'Aristote, Histoire naturelle de Pline (Pr, Pa, Hn).

C'est un fait anthropologique incontestable : l'humain est le seul vivant qui fait exister, se tenir, « se dresser »* des objets, des choses qui persistent, subsistent, existent : des choses qui existent, qui par l'effort humain peuvent se tenir en-dehors ( ex-sistere), hors du cycle de transformation perpétuelle qui caractérise la nature.
  • « ...si nous n’utilisons pas les objets du monde, ils finiront par se corrompre, par retourner au processus naturel global d’où il furent tirés, contre lequel ils furent dressés. Laissée à elle-même, ou rejetée du monde humain, la chaise redeviendra bois, le bois pourrira et retournera au sol d’où l’arbre était sorti avant d’être coupé pour devenir un matériau à ouvrer, avec lequel bâtir. » Arendt, Antho p5, l.3-8

Dans son terrier ou dans son nid, dans son gîte, l'animal n'entrepose aucun objet fabriqué, mais seulement des éléments prélevés dans la nature. Il n'a aucun meuble pour le rangement ou l'assise de son propre corps (le plus souvent son gîte épouse la forme de celui-ci), aucun ustensile pour préparer ses denrées alimentaires en les cuisant par exemple, aucun effet de toilette (pas de brosse, ni de miroir), pas de bibelots décoratifs, pas d'objets-souvenirs. Seules les pies, voleuses dit-on, détiendraient le double des clés de toutes nos habitations et, selon certaines informations, l'une d'elles aurait même détenu le collier de la Castafiore.

A l'inverse, tout autour de l'humain, dans ses habitations, sur ses lieux de travail et de loisir, sur ses chemins de déambulation (panneaux signalétiques), les objets trouvent place. Ceux-ci sont placés, rangés, déplacés, transportés. Ils peuvent même être égarés.

D'où la fabrication d'objets destinés à en transporter d'autres (soutes, coffres de nos véhicules-habitacles, ou simples étuis et poches de l'habit), à les disposer (meubles de rangement : la commode et ses tiroirs, armoire, placard, étagères,) ou à les rassembler (trousse, sac, sacoche, valise, malle, etc.).
Le cas d'un objet servant à en contenir d'autres n'est qu'un cas parmi de nombreux autres où les objets entrent en relation les uns avec les autres. Par exemple, on distingue l'objet d'usage (ustensiles de cuisine) au service de la consommation et l'objet d'usage (l'outil) permettant de fabriquer d'autres objets d'usage : outils, instruments, appareils, machines.

En ce sens il y a une sorte de réflexivité propre à l'objet d'usage (un objet pouvant servir à la fabrication d'un autre), réflexivité dont on peut trouver un équivalent parmi les produits de consommation (conservation, cuisson par salaison ou par confiture). Cette réflexivité est remarquable puisque elle démultiplie les intermédiaires qui s'interposent entre le réel et l'humain, et maintiennent celui-ci à distance de « la nature ».

Mais c'est parmi les œuvres et les produits de l'action que cette réflexivité trouve tout son sens, toute sa valeur, parce que cette fois cette réflexivité est mise au service de la transmission, de la mémoire, d'une histoire.

Ainsi, quand agir consiste à réagir à une action précédente (c'est le propre de toute action d'avoir une suite chez autrui qui agira « en conséquence », au point qu'on ne peut jamais prévoir à quels événements une action pourra « donner suite » ) ou quand agir consiste à décider de faire connaître le produit d'une autre action, soit présente (journalisme) soit passée, alors on peut dire qu'un produit de l'action « réfléchit » un autre produit de l'action.

Le cas des œuvres d'art est encore plus exemplaire et cela justifie leur place fondamentale par rapport à l'existence d'un « monde ». Car une œuvre est :
  • une chose à laquelle sa matérialité confère une stabilité ou qui, à défaut, peut par captation ou « tissage en récit », image ou « texte-textile », peut être transmise par la mémoire.
  • une unité achevée, « parfaite », complètement faite et faite telle qu'aucun autre geste ne saurait « l'améliorer » : dans le temps comme dans l'espace, l'oeuvre est quelque chose de délimité, qui a des contours, dont le processus de création à des limites
  • par sa présence, par son inscription dans une histoire qui n'est pas seulement celle de l'art mais devient l'histoire du monde, d'un seul et même « monde », elle appelle en revanche une autre œuvre, une autre unité parfaite qui s'articulant aux précédentes entre, tel un mot dans la phrase, dans un seul et même récit.
  • Ainsi l'oeuvre échappe d'un côté au processus cyclique de reproduction, de régénération et de répétition (où par une sorte de clonage le but est dans le ...début et où, à la fin, on revient au point de départ) et d'un autre côté au caractère indécidable du sens d'une action, puisque celui-ci est suspendu aux conséquences que seules toutes les autres actions, futures, pourront faire apparaître.
  • Les objets d'usage s'inscrivent eux-aussi dans une tradition puisque les humains se transmettent « les choses » elles-mêmes et les gestes pour aller vers elles afin de les tenir et de les manier. Mais les œuvres se transmettent par l'action politique : ceux qui servent les institutions (un "ministère de la culture" par exemple) décident de préserver ces oeuvres en les écartant « délibérément des procès de consommation et d'utilisation », en les isolant loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »