C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le besoin humain de techniques est-elle la cause naturelle des guerres entre les hommes ?

Introduction à l'explication du texte 
(Thèse, étapes, thèmes et question du texte)
suivie d'une dissertation
 

Pourquoi les hommes se font-ils la guerre ? Telle est la question à laquelle répond ce texte de Henri Bergson, extrait des Deux sources de la morale et de la religion.

Pourquoi la guerre ? Non pas que l’auteur cherche le but de la guerre ou, encore moins, le sens ou la valeur de celle-ci. Bergson ne cherche ni à comprendre ni à justifier, il se contente d’expliquer la guerre, ses causes ou même sa seule et unique cause. Car la thèse de Bergson est de soutenir que « la guerre est naturelle » (l. ), que la cause de la guerre est dans la nature de l’homme, plus exactement que cette cause est inscrite dans son corps, dans la « structure » de celui-ci, quelles que soient les dispositions prises par le droit au sein d’un Etat ou entre les Etats.

Pour autant la démarche de Bergson ne consiste pas à invoquer un quelconque instinct de guerre, quelque violence bestiale résiduelle. Au contraire, ce bref texte concluant au caractère « naturel » et, semble-t-il, indépassable de la guerre commence paradoxalement par évoquer, chez l’homme, son « intelligence » (l. ), intelligence « fabricatrice », technicienne, artisanale, cette intelligence dont on a coutume de dire qu’elle est précisément le premier pas de l’homme au sein de « la culture ».



Le raisonnement de Bergson semble irréfutable. Dans un premier temps (l. à l. ) l’homme est décrit comme un être vivant qui ne pourrait continuer à vivre s’il ne faisait l’acquisition d’objets techniques, que les autres « espèces animales » ont cependant reçu de façon innée sous la forme non d’« instruments » ou d’« armes » à proprement parler, mais de membres, d’organes ou de parties internes à leurs propres organismes. Or, poursuit l’auteur (l. à l. ), acquérir permet seulement d’avoir, non pas d’être - seulement de s’approprier, non pas d’incorporer. Un homme peut toujours déposséder un autre homme de ce que celui-ci ne fait que posséder. D’ailleurs, c’est plus qu’une éventualité, c’est une tentation insurmontable car il est, prétend Bergson, « plus facile » de prendre à un autre que de faire soi-même.

Ainsi se conclut un texte qui, si bref soit-il, entrecroise étroitement les thèmes de la technique, de la culture, de la loi et de la justice : le dénuement de son corps impose à l’homme l’acquisition d’objets techniques et imposerait donc prioritairement leur conquête par la violence guerrière (l. à l. ).


Le besoin humain de techniques 
est-elle la cause naturelle des guerres entre les hommes ?
[dissertation]

(Introduction)
Pour l'humain, avoir de quoi être n'est pas une possibilité mais une stricte nécessité. A proprement parler, un être humain ne choisit ni d'avoir, ni de prendre. S'il est en vie, c'est qu'il a acquis, voire conquis des objets, simples ustensiles, outils ou véritables armes. Or ce que j'ai, je peux cesser de l'avoir parce que je peux le perdre et parce qu'autrui peut m'en déposséder. C'est sur la base de ce simple constat que Bergson déduit le caractère inévitable de la guerre entre les hommes : « le besoin de techniques » en serait « la cause naturelle ».
Cependant le mot « techniques » ne désigne pas seulement les objets qu'on prend, mais d'abord le geste qu'il a fallu apprendre pour aller vers l'objet afin de le manier. Au sens d'une aptitude, la technique désigne la façon d'utiliser un objet, de le prendre en main, d'être efficace grâce à lui au lieu de se blesser soi-même ou de le briser! Or l'humain n'a aucune aptitude innée sinon, d'après les Anciens, pleurer ! Il doit donc tout apprendre, y compris l'art de subtiliser, l'art de se battre, surtout s'il faut se battre à main nue contre des adversaires armés.
La thèse de Bergson est donc discutable. Certes, nous ne pourrons pas contester que l'humain ne choisit pas d'avoir, mais nous montrerons que l'humain peut choisir aussi bien ce qu'il aura que la façon de l'acquérir. Il peut choisir les objets à posséder, les techniques d'apprentissage correspondantes, les lois qui organisent la transmission de cet apprentissage (éducation) et les échanges portant sur les objets (répartition des richesses).

1. Paradoxe et contradiction de la thèse de Bergson
a) Notre intelligence fabricatrice, qui nous permet de survivre malgré notre dénuement originel, nous expose au péril de la guerre. Cette intelligence qui permet de lier, d'accorder, d'unifier, ne serait-ce, déjà , que les doigts de nos mains (cf. Aristote), serait la cause de nos dissensions, de nos désaccords, de nos conflits.

b) Cette idée fait écho à la description de l'humain qu'on trouve parmi les textes de philosophie les plus anciens, mais semble même expliquer le constat que Pline faisait dans son Histoire naturelle : « c'est de l'homme que l'homme reçoit le plus de maux ».

  1. Mais justement l'auteur qui écrit cette phrase est le même qui insiste sur l'indétermination qui définit (paradoxalement) l'essence de l'humain : ni les désirs ni les moyens de satisfaire ces désirs ne sont prédéfinis chez l'humain. Certes nous avons besoin de nourrir, de nous vêtir, de nous abriter, mais ce sont les cultures qui disent quoi, quand, comment, combien. En fonction de nos désirs, variables selon nos modes de vie et nos modèles d'humanité, il faudra apprendre les techniques pour satisfaire ceux-ci. Il n'est pas plus facile de prendre que de faire : c'est tout un art d'affronter plus fort que soi, surtout pour dérober des armes dont on n'aurait pas encore la connaissance. On apprend à se battre par mimétisme ou par un enseignement (les arts martiaux = « les arts de la guerre »).

  1. Des objets « fabriqués » ne sont pas
    de simples denrées alimentaires, de simples produits de consommation
a) Au contraire, puisque l'humain fabrique des choses stables comme des objets, qui peuvent être laissés puis repris (sans s'autodétruire comme les produits de consommation), les outils, ustensiles et armes permettent des échanges. cf. Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne.

b) On peut mettre en commun des objets techniques alors qu'on ne peut que partager des produits de consommation au risque que certains veuillent une part plus grande que d'autres.

c) On ne perd pas pour soi ce que l'on apprend à d'autres, les savoir-faire qu'on met en commun. Hegel, Leçons sur les preuves de l'existence de Dieu : ni le feu ni la vérité ne se perdent en se communicant et même, pour les connaissances, on les possède mieux encore soi-même après les avoir fait acquérir à d'autres)

  1. Les « arts d'artisans » et l' « art politique »
    a) Incohérence de la chronologie dans le Protagoras de Platon, dans le fait que le don de Zeus est transmis après les dons de Prométhée : puisque les arts d'artisans sont répartis parmi les hommes, comment les hommes pourraient-ils profiter des savoir-faire les uns des autres s'ils ne vivaient pas déjà en communauté ?
b) Si « la justice » et « la vergogne » sont données à tous et si « chacun en a sa part », alors il devient possible que quelques-uns seulement aient l'art de faire le pain, d'autres de construire des habitations, d'autres encore de forger les outils, etc. Sinon, il faut que tout homme soit à la fois boulanger, maçon et forgeron !
c) D'ailleurs, c'est l'argument avancé par Hume dans son Traité de la nature humaine : le dénuement de chaque homme suppose que tous ils « entrent » dans le grand corps social qui les réunit, devenant « les membres » de ce corps, les organes de cet « organisme » ou organisation.
Conclusion
L'intelligence, qui permet de relier ou d'écarter les doigts de nos propres mains quand nous fabriquons des objets, peut donc permettre de poser des liens entre les hommes au sein d'une même communauté. C'est même une définition possible de la culture : ce qui propose un mode de vie, un modèle d'humanité, où l'homme apprend qu'il peut choisir ce qu'il prendra, comment il l'apprendra et que son apprentissage ne le met pas nécessairement en concurrence et bientôt en conflit avec les autres.