Dom
Juan, ou Le Festin de Pierre (1665)
SGANARELLE,
en médecin : Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous
voilà l'un et l'autre déguisés à merveille. Votre premier dessein
n'était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que
tout ce que vous vouliez faire.
DOM JUAN, en habit de campagne : Il
est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer
cet attirail ridicule.
SGANARELLE: Oui? C'est l'habit d'un vieux
médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l'ai pris, et il
m'en a coûté de l'argent pour l'avoir. Mais savez-vous, Monsieur,
que cet habit me met déjà en considération, que je suis salué des
gens que je rencontre, et que l'on me vient consulter ainsi qu'un
habile homme?
DOM JUAN : Comment donc?
SGANARELLE : Cinq ou six
paysans et paysannes, en me voyant passer, me sont venus demander mon
avis sur différentes maladies.
DOM JUAN : Tu leur as répondu que
tu n'y entendais rien?
SGANARELLE : Moi? Point du tout. J'ai voulu
soutenir l'honneur de mon habit: j'ai raisonné sur le mal, et leur
ai fait des ordonnances à chacun.
DOM JUAN: Et quels remèdes
encore leur as-tu ordonnés?
SGANARELLE: Ma foi! Monsieur, j'en ai
pris par où j'en ai pu attraper; j'ai fait mes ordonnances à
l'aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades
guérissaient, et qu'on m'en vînt remercier.
DOM JUAN: Et
pourquoi non? Par quelle raison n'aurais-tu pas les mêmes priviléges
qu'ont tous les autres médecins? Ils n'ont pas plus de part que toi
aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne
font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux
profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes
remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces
de la nature.
SGANARELLE: Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie
en médecine?
DOM JUAN: C'est une des grandes erreurs qui soient
parmi les hommes.
SGANARELLE: Quoi? vous ne croyez pas au séné,
ni à la casse, ni au vin émétique?
DOM JUAN: Et pourquoi
veux-tu que j'y croie?
SGANARELLE: Vous avez l'âme bien mécréante.
Cependant vous voyez, depuis un temps, que le vin émétique fait
bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules
esprits, et il n'y a pas trois semaines que j'en ai vu, moi qui vous
parle, un effet merveilleux.
DOM JUAN: Et quel?
SGANARELLE: Il y
avait un homme qui, depuis six jours, était à l'agonie; on ne
savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien;
on s'avisa à la fin de lui donner de l'émétique.
DOM JUAN: Il
réchappa, n'est-ce pas?
SGANARELLE: Non, il mourut.
DOM JUAN:
L'effet est admirable.
SGANARELLE: Comment? il y avait six jours
entiers qu'il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d'un
coup. Voulez-vous rien de plus efficace?
DOM JUAN: Tu as raison.
SGANARELLE: Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point,
et parlons des autres choses; car cet habit me donne de l'esprit, et
je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que
vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les
remontrances.
DOM JUAN: Eh bien?
SGANARELLE: Je veux savoir un
peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point
du tout au Ciel?
DOM JUAN: Laissons cela.
SGANARELLE:
C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer?
DOM JUAN: Eh!
SGANARELLE:
Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît?
DOM JUAN: Oui,
oui.
SGANARELLE: Aussi peu. Ne croyez-vous point l'autre vie?
DOM
JUAN: Ah! ah! ah!
SGANARELLE: Voilà un homme que j'aurai bien de
la peine à convertir. Et dites-moi un peu (encore faut-il croire
quelque chose): qu'est ce que vous croyez?
DOM JUAN: Ce que je
crois?
SGANARELLE: Oui.
DOM JUAN: Je crois que deux et deux sont
quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
SGANARELLE:
La belle croyance que voilà! Votre religion, à ce que je vois, est
donc l'arithmétique? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies
dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est
bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n'ai point
étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de
m'avoir jamais rien appris; mais, avec mon petit sens, mon petit
jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je
comprends fort bien que ce monde que nous voyons n'est pas un
champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous
demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce
ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de lui-même.
Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là: est-ce que vous vous
êtes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que votre père ait
engrossé votre mère pour vous faire? Pouvez-vous voir toutes les
inventions dont la machine de l'homme est composée sans admirer de
quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre? ces nerfs, ces os,
ces veines, ces artères, ces., ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous
ces autres ingrédients qui sont là et qui. Oh! dame,
interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurais disputer, si l'on
ne m'interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par
belle malice.
DOM JUAN: J'attends que ton raisonnement soit
fini.
SGANARELLE: Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose
d'admirable dans l'homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les
savants ne sauraient expliquer. Cela n'est-il pas merveilleux que me
voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent
choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce
qu'elle veut? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les
yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à
gauche, en avant, en arrière, tourner. [Il
se laisse tomber en tournant]
DOM
JUAN: Bon! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
SGANARELLE:
Morbleu! je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous. Croyez
ce que vous voudrez: il m'importe bien que vous soyez damné!
DOM
JUAN: Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés.
Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le
chemin.
SGANARELLE: Holà, ho, l'homme! ho, mon compère! ho,
l'ami! un petit mot s'il vous plaît.