C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

TL1 / Lundi 13 janvier / EH p4 / en me choisissant je choisis l'homme

[Notes de cours revues, corrigées et ...restructurées!]

Rappel de la fin du cours précédent :

« impossibilité de dépasser la subjectivité » = on ne peut s'en passer, passer à côté (ou par-dessus), on ne peut faire l'impasse – ce qui ne veut pas dire qu'on soit prisonnier d'elle, enfermée en elle de façon solipsiste, dans une individualité insurmontable

En effet, dans le contexte (p4-l.6-7), le mot "sujet" et l'expression "sujet individuel ne sont pas équivalents :

ll y a une stricte identité des « je », de tous les sujets également définis par le même pouvoir d'être conscience de …, d'être une instance qui pose et institue des valeurs, 
...alors que chaque "sujet individuel" est présupposé différent d'un autre, du fait de ses particularités psychologiques, sociologiques, culturelles, etc. Dès lors, ce qui procède d'un choix "individuel", seulement individuel, ne pourra être mis en commun entre plusieurs individus.

Positivement, "l'impossibilité pour l'homme de dépasser la subjectivité" signifie donc que tout repose sur le sujet : un sujet qui pense, qui veut, qui adhère, qui accrédite (donne son crédit, sa confiance, sa fides). 


Subjectivité et responsabilité : c'est pourquoi l'idée de subjectivité est inséparable de l'idée de responsabilité. Le sujet devra répondre de ses actes parce qu'il doit répondre de l'autorité sous laquelle il aura choisi de placer ceux-ci : c'est lui qui accrédite l'autorité qui lui commandera, accréditation qui a lieu selon le « projet » qu'il a en tant que « sujet » et pour sa propre « subjectivité » (l'idéal de soi que chacun se pro-pose).

D'ailleurs, dans l'idée de "projet", d'idéal d'homme que chacun projette d'être, est contenu la capacité à croire, à avoir telle ou telle croyance. Avoir tel idéal d'humanité, c'est avoir telle valeur, par conséquent se préparer à être quelqu'un qui croit plutôt en ceci ou en cela. Quel est donc le modèle autour duquel un personnage tel que Don Juan construit son "projet d'être"? Dom Juan est-il un personnage qui ne croirait en rien, qui tournerait toute valeur en dérision, qui se rirait, se moquerait de tout? Mais comment "ne croire en rien »? Et comment repousser loin de son adhésion toutes les croyances conformistes, sinon en prenant appui sur d'autres valeurs, auxquelles on donnera son crédit, sa confiance? Même un "nihiliste", surtout un "nihiliste" doit croire que rien ne vaut, croire dans le nivellement de toutes les valeurs, croire en un principe qui dit que "tout est égal", que "tout se vaut", que rien ne vaut mieux qu'autre chose", etc.
Mais Dom Juan, le libertin, n'est pas exactement un "nihiliste", cf. Molière, Dom Juan acte 3 sc.1 : il a « l'arithmétique comme religion » selon le résumé schématique qu'en fait Sganarelle, autrement dit Dom Juan place toute sa confiance dans la raison humaine, qui permet  de raisonner, de déduire, de comprendre un énoncé à partir d'un autre... (sans introduite de discontinuité en interposant un dogme que ne pourrait s'approprier la raison humaine, seulement humaine) > c'est, selon Dom Juan, à cette condition seulement que nos af-firmations auront une véritable fermeté.


Rq : à la fin de la scène, l'image de la chute de Sganarelle est éloquente puisqu'elle met en scène un sujet qui s'effondre, qui tombe – métaphore explicite de la subjectivité comme ...fondement (soudain défaillant) de l'accréditation ! Sans le sujet qui raisonne, qui soutient son raisonnement, le raisonnement se disloque, est perdu en tant que raisonnement.


Le documentaire télévisuel, Le jeu de la mort, met en évidence la même idée (c'est-à-dire que toute accréditation passe par une subjectivité qui donne cette accréditation, qui reconnaît l'autorité qui s'adresse à elle) mais en pointant la subjectivité au moment même où elle voudrait s'effacer, disparaître, en prétendant que des choses, des forces, des autorités distinctes, extérieures, transcendantes par rapport à elle décident pour elle ou la font agir, comme chaque fois qu'on serait tenté de dire "c'est pas moi c'est ..." :
  • ...c'est la société (les contraintes associées à un « mode » de vie),  
  • ...c'est l'économie (des dispositifs qui s'imposent au plus grand nombre),  
  • ...c'est le système (l'autorité médiatique), 
  • ...c'est la nature (les prédispositions génétiques),
  • ...c'est la machine (l'ordinateur qui « envoie les lettres »),
  • ...c'est mon éducation (l'histoire personnelle qui a construit l'autorité parentale, laquelle désigne les autres autorités comme telles : les personnes dignes de confiance, les discours institutionnels et leurs recommandations, les « émissions » qu'il faut ou non «écouter», «regarder», l'école, les professeurs, les livres, les films, les soins, les médecins, etc.)
NB : Le jeu de la mort est le titre du documentaireLa zone Xtrême est le titre du faux jeu télévisé. Le documentaire a été conçu par Christophe Nick  et le directeur scientifique est le psychologue Jean-Léon Beauvois.

>>> Suite de l'explication du texte de Sartre :
  • Fin du segment 3 + segment 4 (p4) : la question du modèle, de l'idéal, de l'image de l'humanité permet de poser entre les hommes (entre les sujets) des liens, des relations. Les sujets ne sont donc pas coupés les uns des autres : ils peuvent mettre en commun des valeurs, des modèles, que la conduite d'un sujet propose à tous les autres. 
La question posée par Sartre pourrait être formulée ainsi : de quoi chacun d'entre nous a-t-il à répondre ? de quoi est-il responsable ? Et la réponse serait : non pas seulement de sa personne, de ses propres actes, mais de ce que feraient tous les autres hommes qui s'inspireraient du modèle que portent ses actes.

Outre le fait qu'elle met au premier plan la responsabilité du sujet qui agit, la question du "modèle" a donc par ailleurs une triple fonction :

  • d'abord, rappeler qu'il n'y a pas de nature humaine
  • ensuite, montrer qu'affirmer que tout repose sur la subjectivité ne revient pas à empêcher de mettre les hommes, les sujets, d'entrer en rapport les uns avec les autres. En effet, chaque sujet, voire une communauté de sujets, s'inspire de la conduite de l'un d'entre eux, de quelques uns parmi eux. Ainsi les hommes, les "sujets", sont liés entre eux dans le temps et à travers l'espace par le biais des modèles qu'ils se transmettent.
  • enfin, expliquer pourquoi toute volonté d'action soulève une « angoisse » (étant donné sa fonction exemplaire : dès qu'un humain agit, il soutient, il défend une certaine définition de l'humain, sachant qu'aucune définition n'existe de façon préalable, c'est-à-dire avant qu'un humain n'institue ce modèle) : tout acte est « instituteur », « législatif », créateur de valeur.
Les mots ou expressions, employés par Sartre, sont particulièrement significatifs. Ils tendent à mettre en évidence que la «responsabilité» du sujet n'est pas enfermée dans les limites du sujet lui-même : la responsabilité de chaque sujet est « plus grande que nous ne pourrions le supposer » (l.19). Dans ses actes, chaque sujet s'explique en quelque sorte avec « l'humanité entière » p.4-l.20, avec « l'humanité tout entière » p.4-l.24-25 + p.4-l.27. Bref, derrière l'acte d'un seul il y a l'idée du genre humain qui prend forme : « en me choisissant, je choisis l'homme » p.4-l.29
Ma responsabilité est donc à la mesure de la portée universelle de mon acte (l'universel étant ce qui doit pouvoir valoir pour tous les éléments d'un même ensemble, partout, toujours).

Ces remarques concernant la portée universelle de toute action morale permettent de mettre en rapport deux philosophies, celle de Sartre et celle de Kant (dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785) - alors que Sartre a critiqué Kant à la page précédente (p. 3 l.16), Kant dont la philosophie ne parviendrait pas à s'affranchir, selon Sartre, de l'idée d'une "nature humaine" ("et même chez Kant" p.3-l.12).


En effet, l'exigence d'universalité (penser que « tout le monde » pourrait, voire devrait, vouloir agir comme je le fais dans la circonstance où j'agis > « qu'arriverait-il si tout le monde en faisant autant? » p4, l. 45), tel est le critère retenu par Kant pour décider si oui ou non mon action a une valeur morale.


Kant FMM : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE ».


Pourquoi faire intervenir la notion de nature pour réfléchir aux questions morales, à LA question morale par excellence, qui est : selon quel critère reconnaître ou non une valeur morale à mon action ? On peut s'étonner en effet car « dans la nature », selon les lois de la nature, des mots tels que « responsabilité », «devoir », obéissance et d'abord "choix", "décision", "liberté" sont vidés de tout leur sens.


Mais ce qui est retenu ici, dans le concept de « nature », c'est seulement son unité. De fait, le concept de nature, mieux que tout autre, mieux que n'importe quelle construction ou institution humaines, représente cette idée d'unité, d'ensemble, de cohésion. La "nature » = l'ensemble des phénomènes naturels, si divers soient-ils, si nombreux soient-ils, soumis aux mêmes lois.


Le monde (moral) des hommes doit prendre l'unité de la nature (amoral) comme modèle d'un monde humain : un seul et même monde humain qui doit permettre à tous les hommes de coexister, de se comprendre en tous lieux et en tous temps. Se comprendre, c'est-à-dire comprendre pourquoi l'autre agit comme il agit, au nom de quoi il justifie ses actes.


On pourrait même aller jusqu'à poser une analogie entre la loi morale ("l'impératif catégorique" comme l'appelle Kant) et la loi de gravitation universelle, toutes deux uniques et exemplaires de ce qu'est une loi, chacune dans son domaine.


Rq : la loi de gravitation universelle a une portée universelle non seulement dans l'espace (que souligne A. Comte dans ses Cours de philosophie positive) mais aussi, bien sûr, dans le temps : une loi de la nature, une "loi physique" existe depuis toujours et pour toujours, elles est contemporaine de la nature elle-même (de la "physis") et de tous les corps physiques qu'elle permet de rassembler. Une loi de la nature, ou loi physique, est une loi qui permet de penser la cohésion de tous les phénomènes à travers le temps. Tous les corps, étant donné qu'ils ont une masse, sont depuis toujours et pour toujours soumis à la loi de gravitation universelle.


De même, tout homme cherchant à donner une portée universelle à la règle qui inspire son action, doit s'efforcer selon Kant de concevoir un monde (moral) où toutes les consciences (non plus ... les corps) seraient conduites par une telle règle, toutes, en tous lieux, en tous temps. C'est à cette condition qu'un monde moral, un seul et même monde (le même dans toutes ses parties, ses régions, à travers ses frontières, mais aussi le même dans le temps), pourra exister réunissant ... "tout le monde", c'est-à-dire tous les hommes, toutes les personnes morales, tous les sujets.


Ainsi, on peut comprendre que Kant propose la nature comme un modèle d'unité, de cohérence, pour des hommes qui se soucient de la valeur morale de leurs actions, du moins si, comme le prétend Kant, le critère moral d'une action se trouve dans la possibilité ou dans l'impossibilité d'universaliser la règle (l'appliquer à tous les hommes, en tous lieux, en tous temps) dont s'inspira l'action.

En fait, ce critère d'universalité ne peut trouver sa justification que dans un présupposé que seul Sartre, non pas Kant, ose énoncer dans sa radicalité ! Car les hommes ne peuvent avoir besoin de se représenter l'humain dans son universalité que si cette universalité n'est pas déjà présente dans une "nature humaine" déterminant la conduite de chaque homme.
Le sens de l'exigence morale d'universalité ne se comprend que par rapport au défaut de "nature humaine", c'est-à-dire à défaut d'une universalité inscrite en l'homme (idée qu'on ne trouve pas au 18ème s. chez les philosophes des Lumières, mais plus tardivement, à coup sûr et de la façon la plus nette, chez les existentialistes).

cf. Les 4 exemples pris par Kant pour illustrer le sens de « l'impératif catégorique » (« agis de telle sorte que... ») et son exigence d'universalité :

  • le suicide
  • le mensonge
  • le développement de ses propres talents
  • l'entraide