C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Kant / Les deux sens de la question : Que dois-je faire?

« Supposez par exemple que quelqu'un ait dans les mains un dépôt (depositum) qui lui a été confié, et dont le propriétaire est mort sans que ses héritiers sachent ou puissent savoir quelque chose de ce dépôt, et ex­posez ce cas même à un enfant d'environ huit ou neuf ans. Ajoutez que le détenteur du dépôt est tombé vers le même temps (mais non par sa faute) dans une ruine complète, et qu'il voit autour de lui une femme et des enfants accablés de cette misère, dont il pourrait sortir à l'instant en s'appropriant ce dépôt. Ajoutez encore qu'il a le cœur bon et qu'il est bien­faisant, tandis que les héritiers, riches d'ailleurs, ont le cœur sec et vivent dans un tel luxe et avec une telle prodigalité qu'ajouter ce supplément à leur fortune serait comme le jeter à la mer. Demandez alors si, dans de telles circonstances, on peut regarder comme une chose permise de disposer de ce dé­pôt dans son propre intérêt. Sans aucun doute celui que vous interrogerez répondra : non ! et pour toute raison il ne pourra que dire : cela est injuste, c'est-à-dire cela est contraire au de­voir.
Rien n'est plus clair que cela; mais ce qui l'est en vérité beaucoup moins, c'est que la restitution du dépôt sera favo­rable au bonheur de celui qui le remettra.
Supposez en effet que celui-ci cherche dans cette dernière considération le prin­cipe déterminant de sa résolution, voici, par exemple, ce qu'il pourra se dire à lui-même : « Si je restitue aux véritables pro­priétaires le dépôt qui se trouve entre mes mains et qu'ils ne réclament pas, ils me récompenseront sans doute de mon honnêteté; ou, s’ils ne le font pas, j’acquerrai par là une bonne réputation , qui pourra m’être très utile. Mais tout cela est très incertain. D’un autre coté, se dira-t-il aussi, si je détourne le dépôt qui m’a été confié pour me tirer tout d’un coup d’embarras, en faisant ainsi immédiatement usage de ce dépôt, j’attirerai les soupçons sur les moyens dont je me suis servi pour améliorer ainsi subitement ma position; si au contraire j’en use lentement, ma misère pourra bien dans l'intervalle s’accroître au point de devenir irrémédiable.
Quand donc on prend le bonheur pour maxime, la volonté, balancée par ses mobiles, hésite sur ce qu’elle doit résoudre, car elle regarde au résultat, et celui-ci est fort incertain; il faut une bonne tête pour sortir de l'embarras des raisons pour et contre et ne pas se tromper dans ses calculs. Si elle se demande au contraire ce qu’exige ici le devoir, elle n’est pas du tout embarrassée pour se répondre à elle-même, mais elle est immédiatement sûre de ce qu’elle a à faire. Même, lorsque le concept du devoir a quelque prix à ses yeux, elle sent de la répugnance à se livrer à l’évaluation des avantages qui pourraient résulter pour elle de la transgression du devoir, comme elle le pourrait faire si elle avait encore ici le choix. »

Kant, De ce proverbe : cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique (1793)