« Supposez
par exemple que quelqu'un ait dans les mains un dépôt (depositum) qui
lui a été confié, et dont le propriétaire est mort sans que ses
héritiers sachent ou puissent savoir quelque chose de ce dépôt, et
exposez ce cas même à un enfant d'environ huit ou neuf ans.
Ajoutez que le détenteur du dépôt est tombé vers le même temps
(mais non par sa faute) dans une ruine complète, et qu'il voit
autour de lui une femme et des enfants accablés de cette misère,
dont il pourrait sortir à l'instant en s'appropriant ce dépôt.
Ajoutez encore qu'il a le cœur bon et qu'il est bienfaisant,
tandis que les héritiers, riches d'ailleurs, ont le cœur sec et
vivent dans un tel luxe et avec une telle prodigalité qu'ajouter ce
supplément à leur fortune serait comme le jeter à la mer. Demandez
alors si, dans de telles circonstances, on peut regarder comme une
chose permise de disposer de ce dépôt dans son propre intérêt.
Sans aucun doute celui que vous interrogerez répondra : non !
et pour toute raison il ne pourra que dire : cela
est injuste, c'est-à-dire
cela est contraire au devoir.
Rien
n'est plus clair que cela; mais ce qui l'est en vérité beaucoup
moins, c'est que la restitution du dépôt sera favorable
au bonheur de
celui qui le remettra.
Supposez
en effet que celui-ci cherche dans cette dernière considération le
principe déterminant de sa résolution, voici, par exemple, ce
qu'il pourra se dire à lui-même : « Si je restitue aux
véritables propriétaires le dépôt qui se trouve entre mes
mains et qu'ils ne réclament pas, ils me récompenseront sans doute
de mon honnêteté; ou, s’ils ne le font pas, j’acquerrai par là
une bonne réputation , qui pourra m’être très utile. Mais tout
cela est très incertain. D’un autre coté, se dira-t-il aussi, si
je détourne le dépôt qui m’a été confié pour me tirer tout
d’un coup d’embarras, en faisant ainsi immédiatement usage de ce
dépôt, j’attirerai les soupçons sur les moyens dont je me suis
servi pour améliorer ainsi subitement ma position; si au contraire
j’en use lentement, ma misère pourra bien dans l'intervalle
s’accroître au point de devenir irrémédiable.
Quand
donc on prend le bonheur pour maxime, la volonté, balancée par ses
mobiles, hésite sur ce qu’elle doit résoudre, car elle regarde au
résultat, et celui-ci est fort incertain; il faut une bonne tête
pour sortir de l'embarras des raisons pour et contre et ne pas se
tromper dans ses calculs. Si elle se demande au contraire ce qu’exige
ici le devoir, elle n’est pas du tout embarrassée pour se répondre
à elle-même, mais elle est immédiatement sûre de ce qu’elle a à
faire. Même, lorsque le concept du devoir a quelque prix à ses
yeux, elle sent de la répugnance à se livrer à l’évaluation des
avantages qui pourraient résulter pour elle de la transgression du
devoir, comme elle le pourrait faire si elle avait encore ici le
choix. »
Kant,
De
ce proverbe : cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien
en pratique
(1793)