C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

H. James / Le sursaut de conscience

Henry James, La bête dans la jungle
The beast in the jungle (1903)


« Au cours d'un voyage en Italie, l’Anglais John Marcher, aristocrate fragile et frivole, confia un jour à une Anglaise sensuelle qu’il connaissait à peine, May Bertram, le pressentiment qui l'oppresse : un fait extraordinaire surgira un jour dans sa vie, il est guetté par un destin terrible, par «une bête dans la jungle» dont il ne savait rien. Dans l’attente de son surgissement qui le sublimerait ou le détruirait, il lui demanda de veiller avec lui. Cette confidence lie les deux jeunes gens par une profonde et fidèle amitié.
Dix ans après leur première rencontre, il la retrouve à l’occasion d’un déjeuner au château de Weatherend, mais ne se souvient pas de ce qu’il lui avait dit. Elle décide de l’aider à découvrir le lourd secret qui sommeille en lui, qui rend leurs destins indissociables et donne un nouveau sens à leur existence. Et il leur faudra pour cela toute une vie, une série de rendez-vous s’étendant tout au long. Elle aime l’homme qui ignore qu’il l’aime et, au fil de leurs rencontres, elle évoque ses sentiments dans les limites dictées par le code de pudeur féminine de l’époque. En vain : John ne voit rien, n’attend rien d’elle et ne dit rien de lui. À la fin, cependant, elle se met à dépérir et s'achemine vers la mort. Un jour, elle crie ce qui la tue : un grand événement est arrivé, mais Marcher ne s'en est pas aperçu. Il continue d'ailleurs à ne pas s'en apercevoir. Ce n’est que sur sa tombe qu’il comprend qu’il est passé à côté de l’amour, du surgissement de l’amour. C'est là que le destin lui porte le coup terrible qui lui était réservé : à cause de son égoïsme et de son incapacité d'aimer, il n'a pas compris le cri de celle qui est morte par sa faute. Alors, devant lui, sort la bête de la jungle, et il se jette sur la tombe pour tenter de la fuir. »

Le texte de Henry James
les deux dernières pages de La bête dans la jungle

« Le sort qui lui était destinée était venu à lui comme une vengeance : il avait vidé a coupe jusqu'à la lie; il avait rempli sa mesure, celle d'un homme à qui rien ne devait jamais arriver. C'était là le rare sort qui l'avait visité. Il le comprit alors, pâlissant d'horreur au fur et à mesure que toutes les pièces de son puzzle particulier trouvaient leur place. Ainsi May Bartram avait vu ce qu'il en était alors qu'il restait aveugle et elle était maintenant l'instrument de cette révolution. Il apprenait cette vérité monstrueuse et claire que pendant qu'il attendait, l'attente elle-même était son seul lot sur terre. C'est ce que la compagne de son attente avait à un moment compris et elle lui avait alors offert d'échapper à son destin. Mais on ne peut échapper à son destin et le jour où elle lui avait appris que le sien s'accomplissait, il n'avait répondu que par un regard hébété à l'issue qu'elle lui offrait.
Il aurait pu échapper à son destin en l'aimant, alors, oui, alors, il aurait vécu. May Bartram, elle, avait vécu – qui pouvait dire aujourd'hui avec quelle passion? - puisqu'elle l'avait aimé pour lui-même alors que lui n'avait jamais pensé à elle (comme cela lui apparaissait clairement maintenant!) qu'à travers le froid intérêt de son égoïsme et à la lumière de l'utilité qu'elle avait pour lui. Tout ce qu'elle lui avait dit lui revenait à l'esprit et la longue chaîne de ses paroles se redéroulait devant lui. La Bête avait bien été tapie et maintenant elle avait bondi. Elle avait bondi au crépuscule de cette froide soirée d'avril quand, pâle, malade, au bout de ses forces, mais éclatante de beauté et à un moment où peut-être elle pouvait encore échapper à la mort, May Bartram avait quitté son fauteuil pour se placer devant lui et le forcer à deviner. La Bête avait bondi parce qu'il ne devinait pas et May Bartram s'était alors détournée de lui, désespérée, et le trait avait été tiré là où il fallait qu'il le fût. La crainte qu'il avait nourrie s'était ainsi justifiée et son destin s'était accompli. Il avait échoué exactement là où il devait échouer. Il ne put étouffer un gémissement quand il se souvint qu'elle avait souhaité qu'il ne sût jamais rien. Quel horrible réveil! Pourtant c'était là la connaissance à laquelle il devait accéder. Ses larmes restèrent prisonnières de ses yeux. A travers les larmes pourtant, il tentait de fixer cette connaissance et de la saisir – il ne baissait pas le regard afin de continuer à souffrir car cette connaissance amère et tardive avait cependant le goût de la vie. Mais l'amertume soudain l’écœura. C'était comme s'il voyait dans la cruelle image de la vérité ce qui avait été ordonné et exécuté. Il voyait la jungle de sa vie et la Bête tapie dans l'ombre. Puis en regardant de plus près, il sentit venir dans l'air, immense et effroyable, le bond qui allait le clouer à terre. Ses yeux s'obscurcirent. Le soir tombait; et sous l'effet de son hallucination, instinctivement, il se détourna de cette menaçante présence, pour l'éviter, et il se jeta, face contre terre, sur la tombe. »