Freud, L'inquiétante étrangeté, Das Unheilmliche, (1919)
"Le psychanalyste ne se sent que rarement appelé faire des recherches
d'esthétique, même lorsque, sans vouloir borner l'esthétique à la
doctrine du beau, on la considère comme étant la science des
qualités de notre sensibilité. Il étudie d'autres couches de la
vie psychique et s'intéresse peu à ces mouvements émotifs qui -
inhibés quant au but, assourdis, affaiblis, dépendant de la
constellation des faits qui les accompagnent - forment pour la
plupart la trame de l'esthétique. Il est pourtant parfois amené à
s'intéresser à un domaine particulier de l'esthétique, et
généralement c'en est alors un qui se trouve a à côté » et
négligé par la littérature esthétique proprement dite.
L' « Unheimliche », l'inquiétante étrangeté, est l'un de ces
domaines. Sans aucun doute, ce concept est apparenté à ceux
d'effroi, de peur, d'angoisse, et il est certain que le terme n'est
pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien
que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l'angoisse
». Cependant, on est en droit de s'attendre, pour justifier l'emploi
d'un mot spécial exprimant un certain concept, à ce qu'il présente
un fond de sens à lui propre. On voudrait savoir quel est ce fond,
ce sens essentiel qui fait que, dans l'angoissant lui-môme, l'on
discerne de quelque chose qui est l'inquiétante étrangeté.
Or, dans les ouvrages d'esthétique détaillés, on ne trouve presque
rien là-dessus, ceux-ci s'occupant plus volontiers des sentiments
positifs, beaux, sublimes, attrayants, de leurs conditions et des
objets qui les éveillent que des sentiments contraires,
repoussants ou pénibles. (...)
Le mot allemand « unheimlich » est manifestement l'opposé de
« heimlich, heimisch, vertraut » (ternies signifiant intime, «
de la maison », familier), et on pourrait en conclure que
quelque chose est effrayant justement parce que pas connu, pas
familier. Mais, bien entendu, n'est pas effrayant tout ce qui est
nouveau, tout ce qui n'est pas familier; le rapport ne saurait être
inversé. Tout ce que l'on peut dire, c'est que ce qui est nouveau
devient facilement effrayant et étrangement inquiétant ; telle
chose nouvelle est effrayante, toutes ne le sont certes pas. Il faut,
à la chose nouvelle et non familière, quelque chose en plus pour
lui donner le caractère de l'inquiétante étrangeté."