« Toutefois, considérées dans leur appartenance-au-monde, l’action,
la parole et la pensée (…) ne « produisent » pas,
elles ne produisent rien, elles sont aussi futiles que la vie. Pour
devenir choses de ce monde, pour devenir exploits, faits événements,
systèmes de pensées ou d’idées, il leur faut d’abord être
vues, entendues, mises en mémoire puis transformées, réifiées
pour ainsi dire, en objets : poèmes, écrits ou livres,
tableaux ou statues, documents et monuments de toute sorte. Pour être
réel et continuer d’exister, tout le monde factuel des affaires
humaines dépend premièrement de la présence d’autrui qui voit,
entend et se souvient, et secondement, de la transformation de
l’intangible en objets concrets. Sans la mémoire, et sans la
réification dont la mémoire a besoin pour s’accomplir et qui fait
bien d’elle, comme disaient les Grecs, la mère de tous les arts,
les activités vivantes d’action, de parole et de pensée
perdraient leur réalité à chaque pause et disparaîtraient comme
si elles n’avaient jamais été. La matérialisation qu’elles
doivent subir afin de demeurer au monde a pour rançon que la
« lettre » toujours remplace ce qui naquit de l’
« esprit », ce qui en vérité exista un instant comme
esprit. Il leur faut payer cette rançon parce qu’essentiellement,
elles ne sont pas de ce monde, et qu’elles ont donc besoin d’une
activité de nature entièrement différente ; pour leur réalité
et leur matérialisation elles dépendent de l’ouvrage qui
construit tous les objets de l’artifice humain.
La
réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le
fait que nous sommes environnés de choses plus durables que
l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance,
que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit
un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et
les choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice
humain, sont plus ou moins du-monde selon qu’elles ont plus ou
moins de permanence dans le monde».
Hannah
Arendt,
La condition de l’homme moderne (tr. Georges Fradier p140-141), 1961.
La condition de l’homme moderne (tr. Georges Fradier p140-141), 1961.