C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Quelle durée pour« L’action, la parole et la pensée" ?

 « Toutefois, considérées dans leur appartenance-au-monde, l’action, la parole et la pensée (…) ne « produisent » pas, elles ne produisent rien, elles sont aussi futiles que la vie. Pour devenir choses de ce monde, pour devenir exploits, faits événements, systèmes de pensées ou d’idées, il leur faut d’abord être vues, entendues, mises en mémoire puis transformées, réifiées pour ainsi dire, en objets : poèmes, écrits ou livres, tableaux ou statues, documents et monuments de toute sorte. Pour être réel et continuer d’exister, tout le monde factuel des affaires humaines dépend premièrement de la présence d’autrui qui voit, entend et se souvient, et secondement, de la transformation de l’intangible en objets concrets. Sans la mémoire, et sans la réification dont la mémoire a besoin pour s’accomplir et qui fait bien d’elle, comme disaient les Grecs, la mère de tous les arts, les activités vivantes d’action, de parole et de pensée perdraient leur réalité à chaque pause et disparaîtraient comme si elles n’avaient jamais été. La matérialisation qu’elles doivent subir afin de demeurer au monde a pour rançon que la « lettre » toujours remplace ce qui naquit de l’ « esprit », ce qui en vérité exista un instant comme esprit. Il leur faut payer cette rançon parce qu’essentiellement, elles ne sont pas de ce monde, et qu’elles ont donc besoin d’une activité de nature entièrement différente ; pour leur réalité et leur matérialisation elles dépendent de l’ouvrage qui construit  tous les objets de l’artifice humain.

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde».
Hannah Arendt, 
 La condition de l’homme moderne (tr. Georges Fradier p140-141), 1961.