« L’acte
de pensée ne se manifeste jamais de lui-même en objets. Dès qu’il
veut manifester ses pensées, le travailleur intellectuel doit se
servir de ses mains et acquérir des talents manuels tout comme un
autre ouvrier. En d’autres termes, penser et ouvrer sont deux
activités qui ne coïncident jamais tout à fait ; le penseur
qui veut faire connaître au monde le « contenu » de ses
pensées doit d’abord s’arrêter de penser et se rappeler ses
pensées. La mémoire, dans ce cas comme dans tous les autres,
prépare l’intangible et le fugace à leur éventuelle
matérialisation ; c’est le commencement du processus de
l’œuvre et, de même que pour l’artisan l’étude du modèle à
suivre, c’en est le stade le plus immatériel. L’œuvre elle-même
exige toujours un matériau sur lequel on l’exécutera et qui par
la fabrication, par l’activité de l’homo
faber sera transformé en
un objet-du-monde. Le caractère ouvrier du travail intellectuel
n’est pas moins dû à l’ «œuvre de nos mains» que
toute autre espèce d’ouvrage».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
( pp 135-136), 1961