C.-O. Verseau professeur de philosophie

Arendt / La pensée appelle sa propre matérialisation

« L’acte de pensée ne se manifeste jamais de lui-même en objets. Dès qu’il veut manifester ses pensées, le travailleur intellectuel doit se servir de ses mains et acquérir des talents manuels tout comme un autre ouvrier. En d’autres termes, penser et ouvrer sont deux activités qui ne coïncident jamais tout à fait ; le penseur qui veut faire connaître au monde le « contenu » de ses pensées doit d’abord s’arrêter de penser et se rappeler ses pensées. La mémoire, dans ce cas comme dans tous les autres, prépare l’intangible et le fugace à leur éventuelle matérialisation ; c’est le commencement du processus de l’œuvre et, de même que pour l’artisan l’étude du modèle à suivre, c’en est le stade le plus immatériel. L’œuvre elle-même exige toujours un matériau sur lequel on l’exécutera et qui par la fabrication, par l’activité de l’homo faber sera transformé en un objet-du-monde. Le caractère ouvrier du travail intellectuel n’est pas moins dû à l’ «œuvre de nos mains» que toute autre espèce d’ouvrage».
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne ( pp 135-136), 1961