C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / La fabrication de tout objet fait violence au processus vital

« La fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en réification. La solidité, inhérente à tous les objets, même les plus fragiles, vient du matériau ouvragé, mais ce matériau lui-même n’est pas simplement donné et présent, comme les fruits des champs ou des arbres que l’on peut cueillir ou laisser sans changer l’économie de la nature. Le matériau est déjà un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital, comme dans le cas de l’arbre qu’il faut détruire afin de se procurer du bois, soit en interrompant un lent processus de la nature, comme dans le cas du fer, de la pierre ou du marbre. Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l’homo faber, le créateur de l’artifice humain, a toujours été destructeur de la nature. L’animal laborans, qui au moyen de son corps et avec l’aide d’animaux domestiques nourrit la vie, peut bien être le seigneur et maître de toutes les créatures vivantes, il demeure serviteur de la nature et de la terre ; seul, l’homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre. Sa productivité étant conçue à l’image d’un Dieu créateur, puisque, si dieu crée ex nihilo, l’homme crée à partir d’une substance donnée, la productivité humaine devait par définition aboutir à une révolte prométhéenne parce qu’elle ne pouvait édifier un monde fait de main d’homme qu’après avoir détruit une partie de la nature créée par Dieu ».
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 190-191), 1961.