« La
fabrication, l’œuvre de l’homo
faber, consiste en
réification. La solidité, inhérente à tous les objets, même les
plus fragiles, vient du matériau ouvragé, mais ce matériau
lui-même n’est pas simplement donné et présent, comme les fruits
des champs ou des arbres que l’on peut cueillir ou laisser sans
changer l’économie de la nature. Le matériau est déjà un
produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel, soit
en tuant un processus vital, comme dans le cas de l’arbre qu’il
faut détruire afin de se procurer du bois, soit en interrompant un
lent processus de la nature, comme dans le cas du fer, de la pierre
ou du marbre. Cet élément de violation, de violence est présent en
toute fabrication : l’homo
faber, le créateur de
l’artifice humain, a toujours été destructeur de la nature.
L’animal laborans,
qui au moyen de son corps et avec l’aide d’animaux domestiques
nourrit la vie, peut bien être le seigneur et maître de toutes les
créatures vivantes, il demeure serviteur de la nature et de la
terre ; seul, l’homo
faber se conduit en
seigneur et maître de la terre. Sa productivité étant conçue à
l’image d’un Dieu créateur, puisque, si dieu crée ex
nihilo, l’homme crée à
partir d’une substance donnée, la productivité humaine devait par
définition aboutir à une révolte prométhéenne parce qu’elle ne
pouvait édifier un monde fait de main d’homme qu’après avoir
détruit une partie de la nature créée par Dieu ».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp
190-191), 1961.