C.-O. Verseau professeur de philosophie

Vasse / L'unité du sujet est conquise


"En ce temps-là, deux femmes de mauvaise vie vinrent se présenter devant le roi. Et l'une de ces femmes dit : "Ecoute-moi, Seigneur! Moi et cette femme nous habitons la même maison; j'y ai donné naissance à un enfant, étant avec elle. Trois jours après ma délivrance, cette femme a également accouché. Or, nous vivons ensemble, nul étranger n'habite avec nous la maison, nous deux seules y demeurons. Pendant la nuit, l'enfant de cette femme est mort, parce qu'elle s'était couchée sur lui. Mais elle s'est levée au milieu de la nuit, a enlevé mon fils d'auprès de moi, tandis que ta servante était endormie, l'a couchée sur son sein, et son fils qui était mort, elle l'a déposé entre mes bras. Comme je me disposais, le matin, à allaiter mon enfant, voici, il était mort! Je l'examinai attentivement quand il fit grand jour, et ce n'était pas là le fils que j'avais enfanté. Non pas! dit l'autre femme, mon fils est vivant, et c'est le tien qui est mort! Point du tout, reprit la première, c'est le tien qui est mort, celui qui vit est le mien!" C'est ainsi qu'elles discutaient devant le roi. Le roi dit alors: "L'une dit: Cet enfant qui vit est le mien, et c'est le tien qui est mort; l'autre dit: Non, c'est le tien qui est mort, celui qui vit est le mien." Le roi ajouta: "Apportez-moi un glaive;" et l'on présenta un glaive au roi. Et le roi dit: "Coupez en deux parts l'enfant vivant, et donnez-en une moitié à l'une de ces femmes, une moitié à l'autre." La mère de l'enfant vivant, dont les entrailles étaient émues de pitié pour son fils, s'écria, parlant au roi: "De grâce, seigneur! Qu'on lui donne l'enfant vivant, qu'on ne le fasse pas mourir!" Mais l'autre disait: "Ni toi ni moi ne l'aurons: coupez!" Le roi reprit alors la parole et dit: "Donnez-lui l'enfant vivant et gardez-vous de le faire mourir: celle-ci est sa mère."

Une interprétation du texte biblique : 

"Les deux femmes, deux prostituées, vivent ensemble, dans la même maison, selon l'expression reprise quatre fois. 
Et non seulement elles vivent ensemble, mais encore elles nous sont présentées dans un rapport évident de mimétisme, de spécularité. Rien ne les sépare vraiment. (...) Toutes deux prostituées, sans époux, elles ont toutes deux à trois jours d'intervalle, mis au monde un enfant. Elles sont seules dans la maison : pas un voisin, pas une servante, pas un familier, pas une sage-femme. (...) Pas un témoin génital, pas de témoin familial, pas de témoin social.
Bien mieux, la mort de l'un des deux enfants aura lieu la nuit, pendant le sommeil, la substitution du mort au vivant suppose l'inconscience de l'une des deux femmes. (...) Seule la femme qui a tué son enfant inconsciemment pendant son sommeil et a échangé, à la faveur de l'obscurité, cet enfant mort contre l'enfant vivant de sa compagne sait ce qui s'est passé, et elle va le dire, mais en se mettant à la place de l'autre : elle va dire ce qu'elle a fait comme si c'était l'autre qui l'avait fait. En substituant l'enfant mort à l'enfant vivant, elle s'identifie imaginairement à son double, comme à l'image de la bonne mère qu'elle voudrait d'autant plus paraître qu'elle ne l'est pas. 
Le double narcissique de la "mauvaise" mère est la "bonne" mère : seules les femmes qui sont inconsciemment la proie de pulsions meurtrières vis-à-vis de leurs enfants tiennent à manifester avec ostentation qu'elles ont de beaux enfants et bien vivants. Elles le font parfois contre toute évidence.
Cette remarque, dont la pratique analytique ne cesse de vérifier la pertinence, jointe à l'interchangeabilité des femmes et à l'hésitation du lecteur (qui ne sait en définitive, dans la première partie, laquelle est laquelle - qui a tué et qui est la mère?), nous met sur la voie d'une lecture nouvelle : ces deux femmes mises en scène, et qui tout à la fois s'opposent et se confrontent, n'en sont qu'une. Elles sont une femme livrée à ce qui la divise, aux forces hétéronomiques des pulsions et du désir, cette hétéronomie étant le ressort de toute structure psychique."
Denis Vasse, Un parmi d'autres, 1978 (pp 37-39)