C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Faire une fois pour toutes ou refaire indéfiniment


« Le travail, certes, produit aussi pour une fin : celle de la consommation ; mais comme cette fin, la chose à consommer, n’a pas la permanence dans-le-monde d’une œuvre, la fin du processus ne dépend pas du produit fini mais plutôt de l’épuisement de la force de travail ; et, d’autre part, les produits eux-mêmes redeviennent immédiatement des moyens, moyens de subsistance et de reproduction de la force de travail. Dans le processus du faire, au contraire, la fin n’est pas douteuse : elle arrive dès qu’un objet entièrement nouveau, assez durable pour demeurer dans le monde comme entité indépendante, a été ajouté à l’artifice humain. En ce qui concerne l’objet, finalité et produit de la fabrication, le processus n’a pas à être répété. Le besoin de répétition vient de ce que l’artisan doit gagner ses moyens de subsistance, auquel cas son activité artisanale coïncide avec son activité de travail ; ou bien, il vient d’une demande de multiplication sur le marché, auquel cas l’artisan qui veut répondre à cette demande ajoute, comme aurait dit Platon, l’art de gagner de l’argent. Ce qui importe ici, c’est que dans les deux cas le processus se répète pour des raisons qui lui sont extérieures : il diffère de la répétition obligatoire inhérente à l’activité laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et travailler pour manger.

Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà ce qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. Le travail, pris dans le mouvement cyclique du processus vital corporel, n’a ni commencement ni fin. L’action, comme nous le verrons, si elle peut avoir un commencement défini, n’a jamais de fin prévisible. Cette grande sécurité de l’œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l’action, n’est pas irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. Cela n’est vrai ni de l’animal laborans, soumis à la nécessité de sa vie, ni de l’homme d’action, toujours dépendant de ses semblables. Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et de même confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire ».
 
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 195-196), 1961.