« Le travail,
certes, produit aussi pour une fin : celle de la consommation ;
mais comme cette fin, la chose à consommer, n’a pas la permanence
dans-le-monde d’une œuvre, la fin du processus ne dépend pas du
produit fini mais plutôt de l’épuisement de la force de travail ;
et, d’autre part, les produits eux-mêmes redeviennent
immédiatement des moyens, moyens de subsistance et de reproduction
de la force de travail. Dans le processus du faire, au contraire, la
fin n’est pas douteuse : elle arrive dès qu’un objet
entièrement nouveau, assez durable pour demeurer dans le monde comme
entité indépendante, a été ajouté à l’artifice humain. En ce
qui concerne l’objet, finalité et produit de la fabrication, le
processus n’a pas à être répété. Le besoin de répétition
vient de ce que l’artisan doit gagner ses moyens de subsistance,
auquel cas son activité artisanale coïncide avec son activité de
travail ; ou bien, il vient d’une demande de multiplication
sur le marché, auquel cas l’artisan qui veut répondre à cette
demande ajoute, comme aurait dit Platon, l’art de gagner de
l’argent. Ce qui importe ici, c’est que dans les deux cas le
processus se répète pour des raisons qui lui sont extérieures :
il diffère de la répétition obligatoire inhérente à l’activité
laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et travailler
pour manger.
Avoir
un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà ce
qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue
de toutes les autres activités humaines. Le travail, pris dans le
mouvement cyclique du processus vital corporel, n’a ni commencement
ni fin. L’action, comme nous le verrons, si elle peut avoir un
commencement défini, n’a jamais de fin prévisible. Cette grande
sécurité de l’œuvre se reflète dans le fait que le processus de
fabrication, à la différence de l’action, n’est pas
irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être
détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si
absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse
lui survivre ou en supporter la destruction. L’homo faber
est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou
s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est
maître de soi et de ses actes. Cela n’est vrai ni de l’animal
laborans, soumis à la nécessité de sa vie, ni de l’homme
d’action, toujours dépendant de ses semblables. Seul avec son
image du futur produit, l’homo faber est libre de produire,
et de même confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre
de détruire ».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp 195-196), 1961.