« La
division du travail naît directement du processus de l’activité
de travail et il ne faut pas la confondre avec le principe
apparemment similaire de la spécialisation qui règne dans les
processus de l’activité d’œuvre, comme on le fait
habituellement. La spécialisation de l’œuvre et la division du
travail n’ont en commun que le principe général d’organisation
qui lui-même n’est lié ni à l’œuvre ni au travail, mais doit
son origine à la sphère strictement politique de la vie, au fait
que les hommes sont capables d’agir, et d’agir ensemble de façon
concertée. C’est seulement dans le cadre de l’organisation
politique, dans lequel les hommes ne se bornent pas à cohabiter mais
agissent ensemble, qu’il peut y avoir spécialisation de l’œuvre
et division du travail.
Mais tandis que la spécialisation est essentiellement guidée
par le produit fini, dont la nature est d’exiger des compétences
diverses qu’il faut rassembler et organiser, la division du
travail, au contraire, présuppose l’équivalence qualitative de
toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune compétence
spéciale, et ces activités n’ont en soi aucune finalité :
elles ne représentent que des sommes de force de travail que l’on
additionne de manière purement quantitative. La division du travail
se fonde sur le fait que deux hommes peuvent mettre en commun leur
force de travail et « se conduire l’un envers l’autre comme
s’ils étaient un ». Cette unité est exactement le contraire
de la coopération, elle renvoie à l’unité de l’espèce par
rapport à laquelle tous les membres un à un sont identiques et
interchangeables. (…) Comme aucune des activités en lesquelles le
processus est divisé n’a de fin en soi, leur fin « naturelle »
est exactement la même que dans le cas du travail « non
divisé » : soit la simple reproduction des moyens de
subsistance, c’est-à-dire la capacité de consommation des
travailleurs, soit l’épuisement de la force de travail. Toutefois,
ni l’une ni l’autre de ces limites ne sont définitives ;
l’épuisement fait partie du processus vital de l’individu, non
de la collectivité, et le sujet du processus de travail, lorsqu’il
y a division du travail, est une force collective et non pas
individuelle. L’« inépuisabilité » de cette force de
travail correspond exactement à l’immortalité de l’espèce,
dont le processus vital pris dans l’ensemble n’est pas davantage
interrompu par les naissances et les morts individuelles de ses
membres».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp 172-174), 1961.