C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / "Spécialisation" n'est pas "division du travail" [n°25]

« La division du travail naît directement du processus de l’activité de travail et il ne faut pas la confondre avec le principe apparemment similaire de la spécialisation qui règne dans les processus de l’activité d’œuvre, comme on le fait habituellement. La spécialisation de l’œuvre et la division du travail n’ont en commun que le principe général d’organisation qui lui-même n’est lié ni à l’œuvre ni au travail, mais doit son origine à la sphère strictement politique de la vie, au fait que les hommes sont capables d’agir, et d’agir ensemble de façon concertée. C’est seulement dans le cadre de l’organisation politique, dans lequel les hommes ne se bornent pas à cohabiter mais agissent ensemble, qu’il peut y avoir spécialisation de l’œuvre et division du travail.
Mais tandis que la spécialisation est essentiellement guidée par le produit fini, dont la nature est d’exiger des compétences diverses qu’il faut rassembler et organiser, la division du travail, au contraire, présuppose l’équivalence qualitative de toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune compétence spéciale, et ces activités n’ont en soi aucune finalité : elles ne représentent que des sommes de force de travail que l’on additionne de manière purement quantitative. La division du travail se fonde sur le fait que deux hommes peuvent mettre en commun leur force de travail et « se conduire l’un envers l’autre comme s’ils étaient un ». Cette unité est exactement le contraire de la coopération, elle renvoie à l’unité de l’espèce par rapport à laquelle tous les membres un à un sont identiques et interchangeables. (…) Comme aucune des activités en lesquelles le processus est divisé n’a de fin en soi, leur fin « naturelle » est exactement la même que dans le cas du travail « non divisé » : soit la simple reproduction des moyens de subsistance, c’est-à-dire la capacité de consommation des travailleurs, soit l’épuisement de la force de travail. Toutefois, ni l’une ni l’autre de ces limites ne sont définitives ; l’épuisement fait partie du processus vital de l’individu, non de la collectivité, et le sujet du processus de travail, lorsqu’il y a division du travail, est une force collective et non pas individuelle. L’« inépuisabilité » de cette force de travail correspond exactement à l’immortalité de l’espèce, dont le processus vital pris dans l’ensemble n’est pas davantage interrompu par les naissances et les morts individuelles de ses membres».


Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 172-174), 1961.