C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le travail : un processus qui, immanent à la vie, ne permet pas de la transcender [n°18]

« La souffrance et le soulagement de la souffrance sont les seules expériences des sens à être si indépendantes du monde qu’elles ne contiennent l’expérience d’aucun objet-de-ce-monde. La douleur que me fait une épée ou le chatouillement que me cause une plume ne me disent absolument rien de la qualité ni même de l’existence-au-monde de l’épée ou de la plume. (…) Si nous n’avions d’autres perceptions sensorielles que celles dans lesquelles le corps se sent lui-même, c’est peu de dire que la réalité du monde extérieur serait douteuse, nous n’aurions même pas l’idée d’un monde.
La seule activité qui corresponde strictement à l’expérience d’absence-du-monde, ou plutôt à la perte du monde que provoque la douleur, est l’activité de travail, dans laquelle le corps humain, malgré son activité, est également rejeté sur soi, se concentre sur le fait de son existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence cyclique de son propre fonctionnement. Nous avons cité plus haut la double peine liée au  processus vital, ces peines accouplées que le langage désigne d’un seul nom et qui, selon la Bible, furent imposées en même temps à la vie humaine : l’effort douloureux qu’exige la reproduction de la vie individuelle et de la vie de l’espèce. Si cet effort douloureux de la vie et de la fécondité était la véritable origine de la propriété, cette propriété serait certes aussi privée, aussi étrangère-au-monde que le fait éminemment privé d’avoir un corps et de connaître la souffrance».
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 162-163), 1961