« La
souffrance et le soulagement de la souffrance sont les seules
expériences des sens à être si indépendantes du monde qu’elles
ne contiennent l’expérience d’aucun objet-de-ce-monde. La
douleur que me fait une épée ou le chatouillement que me cause une
plume ne me disent absolument rien de la qualité ni même de
l’existence-au-monde de l’épée ou de la plume. (…) Si nous
n’avions d’autres perceptions sensorielles que celles dans
lesquelles le corps se sent lui-même, c’est peu de dire que la
réalité du monde extérieur serait douteuse, nous n’aurions même
pas l’idée d’un monde.
La
seule activité qui corresponde strictement à l’expérience
d’absence-du-monde, ou plutôt à la perte du monde que provoque la
douleur, est l’activité de travail, dans laquelle le corps humain,
malgré son activité, est également rejeté sur soi, se concentre
sur le fait de son existence et reste prisonnier de son métabolisme
avec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se délivrer
de la récurrence cyclique de son propre fonctionnement. Nous avons
cité plus haut la double peine liée au processus vital, ces
peines accouplées que le langage désigne d’un seul nom et qui,
selon la Bible, furent imposées en même temps à la vie humaine :
l’effort douloureux qu’exige la reproduction de la vie
individuelle et de la vie de l’espèce. Si cet effort douloureux de
la vie et de la fécondité était la véritable origine de la
propriété, cette propriété serait certes aussi privée, aussi
étrangère-au-monde que le fait éminemment privé d’avoir un
corps et de connaître la souffrance».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp 162-163), 1961