« Je
propose le terme de vita
activa pour désigner trois
activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et
l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles
correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre
est donnée à l’homme.
Le
travail est l’activité qui correspond au processus biologique du
corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et
éventuellement la corruption, sont liés aux productions
élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La
condition humaine du travail est la vie elle-même.
L’œuvre
est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence
humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la
mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de
l’espèce. L’œuvre fournit un monde « artificiel »
d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à
l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies
individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur
survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de
l’œuvre est l’appartenance-au-monde.
L’action,
la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans
l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la
condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et
non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous
les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à
la politique, cette pluralité est spécifiquement la
condition – non seulement la condition
sine qua non, mais la
condition per quam
– de toute vie politique. C’est ainsi que la langue des Romains,
qui furent sans doute le peuple le plus politique que l’on
connaisse, employaient comme synonymes les mots « vivre »
et « être parmi les hommes » (inter
homines esse) « mourir »
et « cesser d’être parmi les hommes » (inter
homines desinere). (...) L’action
serait un luxe superflu, une intervention capricieuse dans les lois
générales du comportement, si les hommes étaient les répétitions
reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle, si leur
nature ou essence était toujours la même, aussi prévisible que
l’essence ou la nature d’un objet quelconque. La pluralité est
la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous
pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit
identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à
naître » .
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 41-43)