C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le temps cyclique de la nature ne connaît ni croissance ni déclin

"C’est seulement au sein du monde humain que le mouvement cyclique de la nature se manifeste en croissance et en déclin. De même que la naissance et la mort, ce ne sont pas des événements naturels à proprement parler ; ils n’ont point de place dans le cycle infatigable, incessant où se meut perpétuellement toute l’économie de la nature. C’est seulement lorsqu’ils entrent dans le monde fait de main d’homme que les processus naturels peuvent se caractériser par la croissance et le déclin ; c’est seulement lorsque nous considérons les produits de la nature, cet arbre ou ce chien, comme des êtres individuels, les ôtant ainsi à leur environnement « naturel » pour les placer dans notre monde, qu’ils commencent à croître et à décliner. Si la nature se manifeste dans l’existence humaine par le mouvement cyclique de nos fonctions corporelles, elle fait sentir sa présence dans le monde fait de main d’homme en le menaçant constamment d’hypercroissance ou de corruption. Le caractère commun au processus biologique dans l’homme et au processus de croissance et de déclin dans le monde, c’est qu’ils font partie du mouvement cyclique de la nature et par conséquent se répètent indéfiniment ; toutes les activités humaines qui viennent de la nécessité de leur tenir tête sont liées au cycle perpétuel de la nature et n’ont en elles-mêmes ni commencement ni fin à proprement parler ; alors qu’ouvrer prend fin quand l’objet est achevé, prêt à s’ajouter au monde commun des objets, travailler tourne sans cesse dans le même cercle que prescrivent les processus biologiques de l’organisme vivant, les fatigues et les peines ne prennent fin que dans la mort de cet organisme ».
 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 143-144), 1961.