C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le temps cyclique de la nature ne connaît ni naissance ni mort

« Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a besoin le processus vital. Leur consommation survit à peine à l’acte qui les a produit ; selon les expressions de Locke, toutes les « bonnes choses » qui sont « réellement utiles à la vie de l’homme », à la « nécessité de subsister », sont « généralement de courte durée » au point que si on ne les consomme pas elles se corrompent et périssent d’elles-mêmes. Après un bref séjour dans le monde elles retournent au processus naturel qui les a fournies, soit qu’elles entrent par absorption dans le processus vital de l’animal humain, soit qu’elles se corrompent, sous la forme que leur a donnée l’homme, et qui leur procure une place éphémère dans le monde des choses faites de main d’homme, elles disparaissent plus vite que toute autre parcelle du monde. Considérées dans leur appartenance-au-monde, elles sont moins de-ce-monde que tout autre objet, et en même temps elles sont plus naturelles que tout. Bien que faites de main d’homme, elles vont et viennent, sont produites et consommées selon le perpétuel mouvement cyclique de la nature. C’est aussi un mouvement cyclique que celui de l’organisme vivant, sans exclure le corps humain, tant qu’il peut résister au processus qui le pénètre et qui l’anime. La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, la fait disparaître, jusqu’à ce que la matière morte, résultante de petits cycles vitaux individuels, retourne à l’immense cycle universel de la nature, dans lequel il n’y a ni commencement ni fin, où toutes choses se répètent dans un balancement immuable, immortel.
La nature et le mouvement cyclique qu’elle impose à tout ce qui vit ne connaissent ni mort ni naissance au sens où nous entendons ces mots. La naissance et la mort des êtres humains ne sont pas de simples événements naturels ; elles sont liées à un monde dans lequel apparaissent et d’où s’en vont des individus, des entités uniques, irremplaçables, qui ne se répèteront pas. La naissance et la mort présupposent un monde où il n’y a pas de mouvement constant, dont la durabilité au contraire, la relative permanence, font qu’il est possible d’y paraître et d’en disparaître, un monde qui existait avant l’arrivée de l’individu et qui survivra à son départ. Sans un monde auquel les hommes viennent en naissant et qu’ils quittent en mourant, il n’y aurait rien que l’éternel retour, l’immortelle perpétuité de l’espèce humaine comme des autres espèces animales. Une philosophie de la vie qui n’aboutit pas, comme celle de Nietzsche, à l’affirmation de l’ «éternel retour» (ewige Wiederkehr) comme principe suprême de l’être, ne sait tout simplement pas ce dont elle parle».

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 141-143), 1961