C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / La distinction entre "moyen" et "fin" ne s'applique ni au travail ni au processus vital [n°24]

« On déplore souvent la perversion des fins et des moyens dans la société moderne, où les hommes deviennent les esclaves des machines qu’ils ont inventées et « s’adaptent » aux exigences de ces machines au lieu de les mettre au service des besoins humains : c’est se plaindre de la situation de fait de l’activité de travail. Dans cette situation, où la production consiste avant tout en une préparation à la consommation, la distinction même de la fin et des moyens, si nettement caractéristique des activités de l’homo faber, n’a tout simplement aucun sens ; et les instruments que l’homo faber a inventés et avec lesquels il vient en aide au travail de l’animal laborans perdent ainsi leur caractère instrumental dès que ce dernier les emploie. Au sein du processus vital, dont l’activité de travail fait intégralement partie et qu’elle ne transcende jamais, il est vain de soulever des questions qui supposent la catégorie de la fin et des moyens, comme de savoir si les hommes vivent et consomment afin d’avoir la force de travailler ou s’ils travaillent afin d’avoir les moyens de consommer.
Si l’on considère cette perte de la faculté de distinguer clairement entre la fin et les moyens en termes de comportement humain, on peut dire qu’à l’emploi librement choisi de l’outil en vue d’une fin spécifique se substitue l’union rythmique du corps au travail et de son instrument, le mouvement du travail lui-même agissant comme force unifiante. Le travail, et non pas l’œuvre, exige pour bien réussir une exécution rythmée, et lorsque plusieurs travailleurs font équipe, il lui faut une coordination rythmique de tous les gestes individuels. Dans ce mouvement, les outils perdent leur caractère essentiel, et entre l’homme et ses instruments, comme entre l’homme et ses fins, la distinction se brouille. Ce qui domine le processus de travail et les processus ouvriers qui s’exécutent dans le mode du travail, ce n’est ni l’effort lucide de l’homme ni le produit qu’il désire, mais le mouvement du processus lui-même et le rythme qu’il impose aux travailleurs. Les outils de travail entrent dans ce rythme et pour finir le corps et l’outil participent du même mouvement de répétition : dans l’emploi des machines qui, de tous les outils, sont les mieux adaptés au fonctionnement de l’animal laborans, ce n’est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l’instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps. En effet rien ne se mécanise plus facilement*, moins artificiellement, que le rythme du processus de travail, lequel à son tour correspond au rythme répétitif également automatique du processus vital et de son métabolisme. C’est précisément parce que l’animal laborans n’utilise pas les outils pour construire un monde mais pour soulager les labeurs de son processus vital qu’il vit littéralement dans un monde de machines depuis que la révolution industrielle et l’émancipation du travail ont remplacé presque tous les outils à main par des machines qui d’une manière ou de l’autre substituent à la force humaine de travail la force supérieure des énergies naturelles ».

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 197-199), 1961.

* Deux extraits des Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin (1) & (2)