« On déplore
souvent la perversion des fins et des moyens dans la société
moderne, où les hommes deviennent les esclaves des machines qu’ils
ont inventées et « s’adaptent » aux exigences de ces
machines au lieu de les mettre au service des besoins humains :
c’est se plaindre de la situation de fait de l’activité de
travail. Dans cette situation, où la production consiste avant tout
en une préparation à la consommation, la distinction même de la
fin et des moyens, si nettement caractéristique des activités de
l’homo faber, n’a tout simplement aucun sens ; et les
instruments que l’homo faber a inventés et avec lesquels il
vient en aide au travail de l’animal laborans perdent ainsi
leur caractère instrumental dès que ce dernier les emploie. Au sein
du processus vital, dont l’activité de travail fait intégralement
partie et qu’elle ne transcende jamais, il est vain de soulever des
questions qui supposent la catégorie de la fin et des moyens, comme
de savoir si les hommes vivent et consomment afin d’avoir la force
de travailler ou s’ils travaillent afin d’avoir les moyens de
consommer.
Si
l’on considère cette perte de la faculté de distinguer clairement
entre la fin et les moyens en termes de comportement humain, on peut
dire qu’à l’emploi librement choisi de l’outil en vue d’une
fin spécifique se substitue l’union rythmique du corps au travail
et de son instrument, le mouvement du travail lui-même agissant
comme force unifiante. Le travail, et non pas l’œuvre, exige pour
bien réussir une exécution rythmée, et lorsque plusieurs
travailleurs font équipe, il lui faut une coordination rythmique de
tous les gestes individuels. Dans ce mouvement, les outils perdent
leur caractère essentiel, et entre l’homme et ses instruments,
comme entre l’homme et ses fins, la distinction se brouille. Ce qui
domine le processus de travail et les processus ouvriers qui
s’exécutent dans le mode du travail, ce n’est ni l’effort
lucide de l’homme ni le produit qu’il désire, mais le mouvement
du processus lui-même et le rythme qu’il impose aux travailleurs.
Les outils de travail entrent dans ce rythme et pour finir le corps
et l’outil participent du même mouvement de répétition :
dans l’emploi des machines qui, de tous les outils, sont les mieux
adaptés au fonctionnement de l’animal laborans, ce n’est
plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de
l’instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent
ceux du corps. En effet rien ne se mécanise plus facilement*, moins
artificiellement, que le rythme du processus de travail, lequel à
son tour correspond au rythme répétitif également automatique du
processus vital et de son métabolisme. C’est précisément parce
que l’animal laborans n’utilise pas les outils pour
construire un monde mais pour soulager les labeurs de son processus
vital qu’il vit littéralement dans un monde de machines depuis que
la révolution industrielle et l’émancipation du travail ont
remplacé presque tous les outils à main par des machines qui d’une
manière ou de l’autre substituent à la force humaine de travail
la force supérieure des énergies naturelles ».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp 197-199), 1961.