« Cet aspect
destructeur, dévorant de l’activité de travail n’est, certes,
visible que du point de vue du monde et par opposition à l’œuvre
qui ne prépare pas la matière pour l’incorporer, mais la change
en matériau afin d’y ouvrer et d’utiliser le produit fini. Du
point de vue de la nature, c’est plutôt l’œuvre qui est
destructrice, puisque son processus arrache la matière à la nature
sans la lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant.
Egalement
liée aux cycles perpétuels des mouvements naturels, mais moins
sévèrement imposée à l’homme par la « condition de la vie
humaine », il y a une seconde tâche du travail : la lutte
incessante contre les processus de croissance et de déclin par
lesquels la nature envahit constamment l’artifice humain, menaçant
la durabilité du monde et son aptitude à servir aux hommes. La
protection et la sauvegarde du monde contre les processus naturels
sont de ces tâches qui exigent l’exécution monotone de corvées
quotidiennement répétées. Cette lutte laborieuse, distincte de
l’accomplissement essentiellement pacifique du travail obéissant
aux besoins immédiats du corps, bien qu’elle soit moins
« productive » que le métabolisme direct de l’homme
avec la nature, est beaucoup plus étroitement liée au monde qu’elle
défend contre la nature. Dans les vieilles légendes, dans les
contes mythologiques, elle a souvent revêtu la grandeur de combats
héroïques contre d’écrasants périls, comme dans le récit
d’Hercule qui compte au nombre des douze « travaux » le
nettoyage des écuries d’Augias. Une idée analogue d’exploits
héroïques, exigeant force et courage, accomplis dans un esprit de
lutte s’exprime dans l’emploi que l’on faisait au moyen âge
des mots travail, labour,
Arbeit.
Cependant, la lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est
engagé pour nettoyer le monde et pour l’empêcher de s’écrouler
ressemble bien peu à de l’héroïsme ; l’endurance qu’il
faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n’est pas
du courage, et ce qui rend l’effort pénible, ce n’est pas le
danger, mais l’interminable répétition. Les « travaux »
d’Hercule ont une chose en commun avec tous les grands exploits :
ils sont uniques ; malheureusement, il n’y a que les mythiques
écuries d’Augias pour rester propres une fois l’effort accompli
et la tâche achevée ».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne
(pp 146-147), 1961.
photos par Guénola Fatout