C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Le travail : "l'interminable répétition" [n°22]

« Cet aspect destructeur, dévorant de l’activité de travail n’est, certes, visible que du point de vue du monde et par opposition à l’œuvre qui ne prépare pas la matière pour l’incorporer, mais la change en matériau afin d’y ouvrer et d’utiliser le produit fini. Du point de vue de la nature, c’est plutôt l’œuvre qui est destructrice, puisque son processus arrache la matière à la nature sans la lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant.

Egalement liée aux cycles perpétuels des mouvements naturels, mais moins sévèrement imposée à l’homme par la « condition de la vie humaine », il y a une seconde tâche du travail : la lutte incessante contre les processus de croissance et de déclin par lesquels la nature envahit constamment l’artifice humain, menaçant la durabilité du monde et son aptitude à servir aux hommes. La protection et la sauvegarde du monde contre les processus naturels sont de ces tâches qui exigent l’exécution monotone de corvées quotidiennement répétées. Cette lutte laborieuse, distincte de l’accomplissement essentiellement pacifique du travail obéissant aux besoins immédiats du corps, bien qu’elle soit moins « productive » que le métabolisme direct de l’homme avec la nature, est beaucoup plus étroitement liée au monde qu’elle défend contre la nature. Dans les vieilles légendes, dans les contes mythologiques, elle a souvent revêtu la grandeur de combats héroïques contre d’écrasants périls, comme dans le récit d’Hercule qui compte au nombre des douze « travaux » le nettoyage des écuries d’Augias. Une idée analogue d’exploits héroïques, exigeant force et courage, accomplis dans un esprit de lutte s’exprime dans l’emploi que l’on faisait au moyen âge des mots travail, labour, Arbeit. Cependant, la lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde et pour l’empêcher de s’écrouler ressemble bien peu à de l’héroïsme ; l’endurance qu’il faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n’est pas du courage, et ce qui rend l’effort pénible, ce n’est pas le danger, mais l’interminable répétition. Les « travaux » d’Hercule ont une chose en commun avec tous les grands exploits : ils sont uniques ; malheureusement, il n’y a que les mythiques écuries d’Augias pour rester propres une fois l’effort accompli et la tâche achevée ».
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (pp 146-147), 1961.


photos par Guénola Fatout