« Pour
ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais
de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne
reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente
quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que
c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la
condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce
quelque chose soit justement l’antique et fameux «je», voilà,
pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une
assertion, et en tout cas pas une «certitude immédiate». En
définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop; ce «quelque chose» contient déjà une interprétation du processus et
n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous
raisonnons d’après la routine grammaticale : «Penser est une
action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par
conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même
schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’«énergie» qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour
son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous
ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et
peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se
passer de ce «quelque chose», auquel s’est réduit le
respectable «je» du passé.»
Friedrich
Nietzsche (1844-1900),
Par
delà le bien et le mal (1886)