C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'homme est-il "un animal raisonnable"? Remarques préalables

  • Fil conducteur général : L'homme "est", serait ceci ou cela, un "animal raisonnable", un "animal politique", un "animal religieux", un "animal social", etc.... Volonté sous-jacente de définir l'homme. Mais l'homme peut-il être défini? L'homme est-il quelque chose de fini, de déterminé, de défini ? A-t-il une nature ? Et si l'homme a une « nature », est-ce « la Nature » qui lui assigné sa nature, sa définition ou n'est-ce pas plutôt une culture spécifique - celle dans laquelle bon gré mal gré il a été élevé ou celle qu'il a choisie à l'âge de la maturité - qui lui propose une idée, un idéal, un modèle d'humanité, ce qui dès lors ne constituerait pas une « nature » puisqu'il pourrait en changer ou au moins la juger. Si donc on arrive à définir l'homme, ce ne sera pas dans le même sens du mot « définir » que quand l'homme définit des choses, d'autres êtres que lui-même.
  • Dans « raisonnable » il est question de la « raison » … mais aussi de la « liberté »
«raisonnable » est ambigu :
soit il qualifie l'être qui a une raison, c'est-à-dire qui peut accomplir toutes les opérations que permet cette faculté : raisonner (chercher la raison d'être : cause, but, valeur), démontrer (déduire, induire), concevoir (distinguer de « percevoir» : concevoir l'homme, percevoir cet homme ici et maintenant) : en ce sens, « raisonnable » renvoie prioritairement à l'usage de la raison elle-même ;
soit il qualifie l'attitude de quelqu'un qui décide, qui choisit de se conformer à des règles qui sont recommandées par la raison : en ce sens, « raisonnable » renvoie prioritairement à l'usage de la liberté par laquelle chacun décide d'adopter une attitude « raisonnable » ou non. Si on se rappelle le sens de « able » dans tant d'autres mots (fais-able, transport-able, communic-able, etc.), est « raisonnable » = un être qui peut « être raisonné » = qui peut décider de répondre à l'appel, au rappel de la raison.

Dans la première acception, « raisonnable » = ce que je suis, tandis que dans la deuxième acception « raisonnable » = ce que je dois être, ce que je dois faire l'effort d'être et que donc je peux ne pas être. La raison énonce en effet des exigences, des devoirs, des obligations, que ma liberté peut choisir de ne pas suivre. Ce qui relance le problème d'une définition de l'homme : si l'homme est un être doué de raison et de liberté, l'homme n'a pas à proprement parler de « définition », de délimitation, puisque son comportement ne peut être déduit de cette définition : on ne peut pas déduire le comportement d'un homme si par ailleurs on dit que l'homme est essentiellement un être qui choisit son comportement (un être qui par exemple choisit librement de suivre la raison ou de ne pas la suivre).

- « animal raisonnable » : une contradiction dans les termes !
L'ambiguïté du mot « raisonnable » n'est pas le fruit du hasard, elle est justifiée. Si l'homme a une raison pour penser, pour se penser, pour se penser tel qu'il est (présent) et se représenter tel qu'il n'est pas encore mais tel qu'il pourrait être et même tel qu'il devrait être, cela implique par ailleurs qu'il ait une faculté qui lui permette de trancher : décidera-t-il ou non d'être ce qu'il n'est pas encore, ce qu'il pourrait être, ce qu'il devrait être ? Le soin est laissé à sa liberté.
Inversement si un être ne peut se penser et, encore moins, ne peut se représenter autre qu'il n'est (autre = ce qu'il pourrait être, ce qu'il devrait être), alors cet être dépourvu de raison est aussi dépourvu de liberté ! L'animal est sans liberté parce qu'il est sans raison. Et c'est pourquoi il est « quelque chose de défini » : il peut donc être défini (il a une « nature »  et il est dans sa nature d'avoir nécessairement tel comportement, non pas tel autre). L'animal n'est pas en situation de pouvoir ne pas faire, ne pas être, etc. Ce qu'il est, ce qu'il fait, il ne peut pas ne pas le faire, il ne peut pas ne pas l'être.
Mais alors un animal doté de raison … ne peut plus être considéré comme un animal ! On peut fort bien partir du présupposé que l'homme n'a en réalité ni raison ni liberté et dire que l'homme n'est qu'un animal parmi d'autres, mais dans ce cas on ne saurait le définir comme un animal … qui a une raison. Car le fait d'avoir une raison fait justement de lui autre chose qu'un animal.

  • Une fausse évidence sur laquelle il serait bon de ...raisonner :
Les guillemets indiquent qu'il s'agit d'une citation, soit d'un auteur soit d'une façon de parler usuelle : dans le cas de l'expression « animal raisonnable », il s'agit des ...deux. C'est d'abord une affirmation qu'on trouve chez Aristote (4ème s. avant notre ère), traduite du grec en latin puis du latin en français avec des simplifications et des altérations (le mot « logos » employé par Aristote signifiant à la fois « raison » et « langage »). C'est aussi une définition couramment donnée par un article de dictionnaire présentant l'homme comme « un être doué de raison », « capable de raisonner ».
C'est donc devenu une façon usuelle de parler, de définir l'homme. C'est devenu une sorte d'évidence, au point que le dictionnaire (qui reflète les usages, les emplois usuels des mots) peut proposer communément cette définition de l'homme sans qu'on y remarque une contradiction ou, au moins, une insuffisance. Paradoxe : au moment où on est rappelé à notre définition d'être raisonnant, il se pourrait qu'on oublie de raisonner et de se demander si cette définition est tenable ! En effet, une définition doit dire l'essence, dire l'essentiel. Or celle-ci ne néglige-t-elle pas l'essentiel ?
Car cette définition de l'homme pourrait en effet au moins inclure cet aspect, qui n'est pas secondaire, à savoir que cette définition de l'homme est donnée par l'homme. Si on veut dire quelque chose d'essentiel sur l'homme, ne faut-il pas dire par qui il est défini (plutôt que par quoi), c'est-à-dire faire remarquer que l'homme est un être qui définit : qui définit toutes choses, tous les êtres. L'homme est l'auteur de ce dictionnaire dans lequel il a plaisir à retrouver la définition de toutes choses et aussi de lui-même. L'homme n'est pas seulement une chose dont on parle mais aussi, et même d'abord, une « chose » qui parle : une instance qui se définit elle-même.
Ce que sera, ce que fera un homme n'est donc pas déterminé par ce qu'il est. En ce sens, l'homme n'est donc pas définissable. Ou alors sa définition consistera seulement à dire que l'homme est un être qui n'est pas défini mais qui se définit … ce qui est vérifié par cette définition donnée par le dictionnaire, puisque le dictionnaire est élaboré par l'homme : l'homme aime à y définir toutes choses, y compris lui-même. La raison ne peut donc pas être présentée comme une faculté qui s'ajoutant à l'animal ferait l'homme par simple supplément (comme si on pouvait dire : l'homme = animal + raison) . D'où notre question : la raison est-elle ce que l'homme a en plus de l'animal ou n'est-elle pas plutôt ce qui fait que l'homme n'est pas un animal ? Autrement dit : entre l'homme et l'animal la raison n'introduit-elle qu'une différence quantitative?