- Fil conducteur général : L'homme "est", serait ceci ou cela, un "animal raisonnable", un "animal politique", un "animal religieux", un "animal social", etc.... Volonté sous-jacente de définir l'homme. Mais l'homme peut-il être défini? L'homme est-il quelque chose de fini, de déterminé, de défini ? A-t-il une nature ? Et si l'homme a une « nature », est-ce « la Nature » qui lui assigné sa nature, sa définition ou n'est-ce pas plutôt une culture spécifique - celle dans laquelle bon gré mal gré il a été élevé ou celle qu'il a choisie à l'âge de la maturité - qui lui propose une idée, un idéal, un modèle d'humanité, ce qui dès lors ne constituerait pas une « nature » puisqu'il pourrait en changer ou au moins la juger. Si donc on arrive à définir l'homme, ce ne sera pas dans le même sens du mot « définir » que quand l'homme définit des choses, d'autres êtres que lui-même.
- Dans « raisonnable » il est question de la « raison » … mais aussi de la « liberté »
«raisonnable »
est ambigu :
soit
il qualifie l'être qui a une raison, c'est-à-dire qui peut
accomplir toutes les opérations que permet cette faculté :
raisonner (chercher la raison d'être : cause, but, valeur),
démontrer (déduire, induire), concevoir (distinguer de
« percevoir» : concevoir l'homme, percevoir cet homme ici
et maintenant) : en ce sens, « raisonnable » renvoie
prioritairement à l'usage de la raison elle-même ;
soit
il qualifie l'attitude de quelqu'un qui décide, qui choisit de se
conformer à des règles qui sont recommandées par la raison :
en ce sens, « raisonnable » renvoie prioritairement à
l'usage de la liberté par laquelle chacun décide d'adopter une
attitude « raisonnable » ou non. Si on se
rappelle le sens de « able » dans tant d'autres mots
(fais-able, transport-able, communic-able, etc.), est « raisonnable »
= un être qui peut « être raisonné » = qui peut
décider de répondre à l'appel, au rappel de la raison.
Dans
la première acception, « raisonnable » = ce que je suis,
tandis que dans la deuxième acception « raisonnable » =
ce que je dois être, ce que je dois faire l'effort d'être et que
donc je peux ne pas être. La raison énonce en effet des exigences,
des devoirs, des obligations, que ma liberté peut choisir de ne pas
suivre. Ce qui relance le problème d'une définition de l'homme :
si l'homme est un être doué de raison et de liberté, l'homme n'a
pas à proprement parler de « définition », de
délimitation, puisque son comportement ne peut être déduit de
cette définition : on ne peut pas déduire le comportement d'un
homme si par ailleurs on dit que l'homme est essentiellement un être
qui choisit son comportement (un être qui par exemple choisit
librement de suivre la raison ou de ne pas la suivre).
-
« animal raisonnable » : une contradiction dans les
termes !
L'ambiguïté
du mot « raisonnable » n'est pas le fruit du hasard, elle
est justifiée. Si l'homme a une raison pour penser, pour se penser,
pour se penser tel qu'il est (présent) et se représenter tel qu'il
n'est pas encore mais tel qu'il pourrait être et même tel qu'il
devrait être, cela implique par ailleurs qu'il ait une faculté qui
lui permette de trancher : décidera-t-il ou non d'être ce
qu'il n'est pas encore, ce qu'il pourrait être, ce qu'il devrait
être ? Le soin est laissé à sa liberté.
Inversement
si un être ne peut se penser et, encore moins, ne peut se
représenter autre qu'il n'est (autre = ce qu'il pourrait être, ce
qu'il devrait être), alors cet être dépourvu de raison est aussi
dépourvu de liberté ! L'animal est sans liberté parce qu'il
est sans raison. Et c'est pourquoi il est « quelque chose de
défini » : il peut donc être défini (il a une
« nature » et il est dans sa nature d'avoir
nécessairement tel comportement, non pas tel autre). L'animal n'est
pas en situation de pouvoir ne pas faire, ne pas être, etc. Ce qu'il
est, ce qu'il fait, il ne peut pas ne pas le faire, il ne peut pas ne
pas l'être.
Mais
alors un animal doté de raison … ne peut plus être considéré
comme un animal ! On peut fort bien partir du présupposé que
l'homme n'a en réalité ni raison ni liberté et dire que l'homme
n'est qu'un animal parmi d'autres, mais dans ce cas on ne saurait le
définir comme un animal … qui a une raison. Car le fait d'avoir
une raison fait justement de lui autre chose qu'un animal.
- Une fausse évidence sur laquelle il serait bon de ...raisonner :
Les guillemets indiquent qu'il s'agit d'une citation, soit d'un auteur soit d'une façon de parler usuelle : dans le cas de l'expression « animal raisonnable », il s'agit des ...deux. C'est d'abord une affirmation qu'on trouve chez Aristote (4ème s. avant notre ère), traduite du grec en latin puis du latin en français avec des simplifications et des altérations (le mot « logos » employé par Aristote signifiant à la fois « raison » et « langage »). C'est aussi une définition couramment donnée par un article de dictionnaire présentant l'homme comme « un être doué de raison », « capable de raisonner ».
C'est
donc devenu une façon usuelle de parler, de définir l'homme. C'est
devenu une sorte d'évidence, au point que le dictionnaire (qui
reflète les usages, les emplois usuels des mots) peut proposer
communément cette définition de l'homme sans qu'on y remarque une
contradiction ou, au moins, une insuffisance. Paradoxe : au
moment où on est rappelé à notre définition d'être raisonnant,
il se pourrait qu'on oublie de raisonner et de se demander si cette
définition est tenable ! En effet, une définition doit dire
l'essence, dire l'essentiel. Or celle-ci ne néglige-t-elle pas
l'essentiel ?
Car
cette définition de l'homme pourrait en effet au moins
inclure cet aspect, qui n'est pas secondaire, à savoir que cette
définition de l'homme est donnée par l'homme. Si on veut
dire quelque chose d'essentiel sur l'homme, ne faut-il pas dire par
qui il est défini (plutôt que
par quoi),
c'est-à-dire faire remarquer que l'homme est un être qui
définit : qui définit toutes choses, tous les êtres.
L'homme est l'auteur de ce dictionnaire dans lequel il a plaisir à
retrouver la définition de toutes choses et aussi de lui-même.
L'homme n'est pas seulement une chose dont on parle mais aussi, et
même d'abord, une « chose » qui parle : une
instance qui se définit elle-même.
Ce
que sera, ce que fera un homme n'est donc pas déterminé par ce
qu'il est. En ce sens, l'homme n'est donc pas définissable. Ou alors
sa définition consistera seulement à dire que l'homme est un être
qui n'est pas défini mais qui se définit … ce qui est vérifié
par cette définition donnée par le dictionnaire, puisque le
dictionnaire est élaboré par l'homme : l'homme aime à y
définir toutes choses, y compris lui-même. La raison ne peut donc
pas être présentée comme une faculté qui s'ajoutant à l'animal
ferait l'homme par simple supplément (comme si on pouvait
dire : l'homme = animal + raison) . D'où notre question :
la raison est-elle ce que l'homme a en
plus de l'animal ou
n'est-elle pas plutôt ce qui fait que l'homme n'est pas un animal ?
Autrement dit : entre l'homme et l'animal la raison
n'introduit-elle qu'une différence quantitative?