C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'homme est-il un «animal raisonnable»?

    [Introduction]
[souvent on dit que...l'homme serait un animal qui aurait,  « en plus », une raison] 

La question : «L'homme est-il un animal raisonnable attire l'attention sur une façon de définir l'homme devenue si courante qu'on s'étonnerait qu'on puisse vouloir la remettre en question. En effet, un article de dictionnaire ou d'encyclopédie présente l'humanité comme une espèce parmi d'autres, seulement « plus évoluée » qu'une autre, ayant « plus de » capacités que d'autres, notamment « la raison », comme si la raison ne faisait que s'ajouter à toutes les facultés qu'un autre animal peut avoir. Cette définition de l'homme, cette démarcation entre l'homme et l'animal, semblent d'autant moins contestables qu'elles semblent prendre appui sur des observations scientifiques. L'être humain correspondrait à une forme supérieure dans l'évolution de la vie, située au sommet de l'arbre généalogique des êtres vivants.

[et pourtant …un être qui se définit n'est ni supérieur ni inférieur à des êtres qui ne se pensent pas, ne se définissent pas, ne se situent pas parmi les autres, ne se comparent pas]
Or, dans cette caractérisation, il semble que le plus important, l'essentiel, soit négligé. Car c'est l'homme qui a composé cet article et tous les autres qui composent ensemble le dictionnaire, c'est l'homme qui se représente la totalité de l'arbre dont il n'est pourtant qu'une branche, c'est l'homme qui se définit et définit tous les êtres parmi lesquels il cherche à se situer : c'est l'homme qui cherche sa propre essence et l'essence des êtres autres que l'homme. L'espèce humaine n'est donc pas une espèce parmi d'autres, puisque toutes les autres ne sont devenues connaissables que par celle-ci, pas plus que la raison ne peut être considérée comme une faculté parmi d'autres, puisque c'est par la raison que l'homme peut connaître toutes les autres facultés, les siennes ou celles d'autres espèces.

[formulation d'un problème : où situer la partie qui pense toutes les autres parties : ni en haut ni au bas de l'arbre, mais « en face », à part en tous cas]

L'homme est homo sapiens, il n'est donc pas d'abord un être plus performant que d'autres dans sa lutte pour la survie, mais un être qui peut, grâce à la raison, produire des sciences, portant sur l'espèce humaine d'une part et, d'autre part, sur toutes les autres espèces, végétales ou animales. Or peut-être la connaissance n'est-elle pas un moyen « de plus » en vue de vivre. Peut-être n'est-elle même pas un moyen plus efficace que les moyens dont disposent les autres êtres vivants. Car la raison qui cherche le pourquoi, qui cherche non seulement la cause, mais aussi le but et la valeur, permet autant de mettre et de remettre en question que d'apporter des réponses et des solutions. D'où le problème suivant : arrivera-t-on à penser ce que peut la raison pour l'homme en pensant l'homme à partir de l'animal ?

[développement]
1) Raison et ré-flexion : penser, se penser
a) L'animal surprend l'homme par ses performances sensorielles. Il perçoit des choses parfois si lointaines, si ténues, si imperceptibles à l'homme ! Mais l'animal n'a pas de regard sur le plus proche, c'est-à-dire sur lui-même : ni regard, ni recul, ni réflexion, ni « retour ». Flexion, réflexion : une courbe qui s'incurve jusqu'à revenir vers l'instance qui la dessine. Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique Kant appelle indifféremment de trois noms cette faculté de penser et de se penser : conscience, entendement ou « raison ». Avoir « la raison » ce n'est donc pas être plus ou moins qu'un autre être, c'est avoir un rapport à soi-même comme constituant un être, un « je ».

b) L'homme se pense lui-même et toutes choses autour de lui. En témoigne la diversité des sciences expérimentales et des sciences « humaines ». Il se situe parmi les autres êtres. Il pense la totalité du réel dont il n'est qu'une partie. D'ailleurs c'est le même mot en grec, « logos », pour désigner la faculté de raisonner, la faculté de parler et ce qui résulte de l'usage de cette double faculté : les sciences grâce auxquelles l'homme raisonne sur tout ce qui l'entoure, indépendamment de son intérêt vital (l'homme fait la science portant sur des régions de l'univers où il ne pourra jamais habiter et qu'il ne peut même pas percevoir, qu'il peut à peine concevoir). Avoir la raison c'est donc avoir un autre rapport au réel.

c) Avec sa raison l'homme pense donc le tout de la matière : partie ou infime parcelle de l'univers, l'être humain observe le réel, la matière, il fait de « la  physique ». De même, vivant parmi les vivants, il fait la science qui porte sur l'ensemble des vivants, sur « le vivant » : il fait de « la biologie ». Or cette faculté de représenter le réel dans son ensemble conduit à attribuer une place paradoxale à l'homme :  en effet, l'homme doit reconnaître à la fois qu'il est un être parmi d'autres, voire une infime partie de l'ensemble du réel et qu'il est une partie capable de penser l'ensemble du réel dont il n'est qu'une partie. De même, dans De l'origine des espèces (1859) Darwin invite l'homme à se penser à la fois comme une des nombreuses branches de l'arbre des vivants et cependant comme la branche à partir de laquelle l'arbre est dessiné, pensé, représenté dans sa totalité.

[Transition ] orgueil de l'homme qui voudrait se mettre à part, se réserver une place particulière (Freud, Malaise dans la civilisation ou Une difficulté de la psychanalyse) ? Mais seul un être capable de se penser, de se situer par rapport à un tout peut se tromper de place. Seul un être capable de penser le tout peut se prendre pour le centre de celui-ci. La raison ne fait donc pas de l'homme un animal supérieur ou inférieur aux autres mais un être autre : qui a un autre rapport aux êtres en général, au fait d'être en général.

[ 2. La raison, la raison d'être, le pourquoi]
a) avec la raison, l'être humain remet l'être en question, l'être dans sa totalité. Pascal, Pensées sur les deux infinis. La raison comme faculté qui permet l'étonnement. Or l'étonnement n'est ni une simple surprise, ni de la peur. Cet état d'esprit est d'ailleurs aussi un acte, qui n'est pas une conduite déterminée par des intérêts vitaux.

b) L'homme cherche la raison d'être de ce qui est, il cherche le pourquoi, dans les trois acceptions : à cause de quoi, en vue de quoi, au nom de quoi. Chaque fois, la raison d'être est ce que l'homme doit se représenter grâce à son esprit, sa raison. Car la cause n'est plus présente (elle est passée), le but n'est pas encore réalisé (sa réalisation est à venir) et la valeur n'est jamais respectée une fois pour toutes, en un lieu donné et dans un temps donné.
Il cherche la finalité, le sens, la légitimité, la valeur. Pas seulement la cause. L'homme raisonne et doit décider d'aller au-delà de la cause, au-delà de la finalité. D'où la différence posée par Canguilhem, dans La connaissance de la vie, entre « les opérations » du connaître (par quel moyen, par quelle cause produit-on de la connaissance) et le « sens » du connaître (pourquoi vouloir connaître, au nom de quoi).
D'où la question "pourquoi?" posée dans ses différentes acceptions par la nouvelle de Dagerman, Tuer un enfant.
La raison n'est donc pas une faculté par laquelle l'homme s'adapte à un milieu donné. Au contraire, elle peut être la faculté par laquelle il met en question ce qui est en se représentant ce qui devrait être, en se représentant un idéal d'être.

c) La raison n'est donc pas seulement une faculté des moyens, mais aussi des fins, des raisons de vivre. La raison est la faculté par laquelle la vie devient elle-même le moyen de réaliser des valeurs. Au lieu que la raison permette à l'homme de trouver des moyens pour vivre, elle permet à l'homme de se représenter une valeur au service de laquelle il met sa vie : une valeur, un idéal, un devoir-être.

    Transition : tel est en effet le paradoxe, l'être humain est un être qui peut ne pas être ce qu'il devrait être, qui peut ne pas faire ce qu'il devrait faire. L'homme peut avoir une conduite inhumaine, un être humain peut agir de façon ...inhumaine. « Humain », le mot signifie à la fois une essence et une exigence, à la fois ce qu'est un homme et ce qu'il doit être (ce qu'il doit s'efforcer d'être).

3) Raison et liberté
a) Un animal ne peut s'éloigner de lui-même, ne peut déchoir. Un homme ne cesse jamais d'être un hominidé, mais il peut perdre sa dignité d'homme, quand il juge qu'il n'a pas fait ce qu'il aurait pu faire, ce que sa raison lui recommandait de faire.

b) Erreur, errance, aberration humaines. Aucune définition de l'homme ne détermine donc le comportement d'un homme puisqu'un homme peut errer loin de lui-même. Errare humanum est sed perseverare diabolicum.

c) L'homme a même la liberté de ne pas reconnaître qu'il se trompe, qu'il « erre ». La liberté est au fondement même de l'usage de sa raison. Car il faut décider de croire dans les valeurs de la raison. Différence entre « rationnel » et « raisonnable ».

[Conclusion]
Il n'est donc pas rigoureux d'associer dans une même définition de l'homme la notion d'animalité et celle de rationalité puisque la notion d' «animalité» pose une nature déterminant un comportement alors que l'autre notion, «la rationalité», relève d'un modèle proposé par la raison que la liberté décidera de suivre ou non. En effet, l'adjectif « raisonnable » ne désigne pas une propriété qui serait nécessairement accompagnée d'effets, mais seulement une disposition qu'il faut décider de réaliser : un homme n'est pas raisonnable mais, grâce à sa raison, il peut l'être et même il doit l'être.