[Introduction]
[souvent
on dit que...l'homme serait un animal qui aurait, « en
plus », une raison]
La
question : «L'homme est-il un
animal raisonnable ?»
attire l'attention sur une façon de définir l'homme
devenue si courante qu'on s'étonnerait qu'on puisse vouloir la
remettre en question. En effet, un article de dictionnaire ou
d'encyclopédie présente l'humanité comme une espèce parmi
d'autres, seulement « plus évoluée » qu'une autre,
ayant « plus de » capacités que d'autres, notamment « la
raison », comme si la raison ne faisait que s'ajouter à toutes
les facultés qu'un autre animal peut avoir. Cette
définition de l'homme, cette démarcation entre l'homme et l'animal,
semblent d'autant moins contestables qu'elles semblent prendre appui
sur des observations scientifiques. L'être humain correspondrait à
une forme supérieure dans l'évolution de la vie, située au sommet
de l'arbre généalogique des êtres vivants.
[et
pourtant …un être qui se définit n'est ni supérieur ni inférieur
à des êtres qui ne se pensent pas, ne se définissent pas, ne se
situent pas parmi les autres, ne se comparent pas]
Or, dans cette
caractérisation, il semble que le plus important, l'essentiel, soit
négligé. Car c'est l'homme qui a composé cet article et tous les
autres qui composent ensemble le dictionnaire, c'est l'homme qui se
représente la totalité de l'arbre dont il n'est pourtant qu'une
branche, c'est l'homme qui se définit et définit tous les êtres
parmi lesquels il cherche à se situer : c'est l'homme qui
cherche sa propre essence et l'essence des êtres autres que l'homme.
L'espèce humaine n'est donc pas une espèce parmi d'autres, puisque
toutes les autres ne sont devenues connaissables que par celle-ci,
pas plus que la raison ne peut être considérée comme une faculté
parmi d'autres, puisque c'est par la raison que l'homme peut
connaître toutes les autres facultés, les siennes ou celles
d'autres espèces.
[formulation
d'un problème : où situer la partie qui pense toutes les
autres parties : ni en haut ni au bas de l'arbre, mais « en
face », à part en tous cas]
L'homme
est homo
sapiens,
il n'est donc pas d'abord un être plus performant que d'autres dans
sa lutte pour la survie, mais un être qui peut, grâce à la raison,
produire des sciences, portant sur l'espèce humaine d'une part et,
d'autre part, sur toutes les autres espèces, végétales ou
animales. Or peut-être la connaissance n'est-elle pas un moyen « de
plus » en vue de vivre. Peut-être n'est-elle même pas un
moyen plus efficace que les moyens dont disposent les autres êtres
vivants. Car la raison qui cherche le pourquoi, qui cherche non
seulement la cause, mais aussi le but et la valeur, permet autant de
mettre et de remettre en question que d'apporter des réponses et des
solutions. D'où le problème suivant : arrivera-t-on à penser
ce que peut la raison pour l'homme en pensant l'homme à partir de
l'animal ?
[développement]
1)
Raison et ré-flexion : penser, se penser
a) L'animal surprend
l'homme par ses performances sensorielles. Il perçoit des choses
parfois si lointaines, si ténues, si imperceptibles à l'homme !
Mais l'animal n'a pas de regard sur le plus proche, c'est-à-dire sur
lui-même : ni regard, ni recul, ni réflexion, ni « retour ».
Flexion, réflexion : une courbe qui s'incurve jusqu'à revenir
vers l'instance qui la dessine. Dans son Anthropologie du point de
vue pragmatique Kant appelle indifféremment de trois noms cette
faculté de penser et de se penser : conscience, entendement ou
« raison ». Avoir « la raison » ce n'est donc
pas être plus ou moins qu'un autre être, c'est avoir un rapport à
soi-même comme constituant un être, un « je ».
b) L'homme se pense
lui-même et toutes choses autour de lui. En témoigne la diversité
des sciences expérimentales et des sciences « humaines ».
Il se situe parmi les autres êtres. Il pense la totalité du réel
dont il n'est qu'une partie. D'ailleurs c'est le même mot en grec,
« logos », pour désigner la faculté de raisonner, la
faculté de parler et ce qui résulte de l'usage de cette double
faculté : les sciences grâce auxquelles l'homme raisonne sur
tout ce qui l'entoure, indépendamment de son intérêt vital
(l'homme fait la science portant sur des régions de l'univers où il
ne pourra jamais habiter et qu'il ne peut même pas percevoir, qu'il
peut à peine concevoir). Avoir la raison c'est donc avoir un autre
rapport au réel.
c)
Avec sa raison l'homme pense donc le tout de la matière : partie ou infime parcelle de l'univers, l'être humain observe le réel, la matière, il
fait de « la physique ». De même, vivant parmi les
vivants, il fait la science qui porte sur l'ensemble des vivants, sur
« le vivant » : il fait de « la biologie ».
Or cette faculté de représenter le réel dans son ensemble conduit
à attribuer une place paradoxale à l'homme : en effet, l'homme doit reconnaître à la fois qu'il est un être parmi d'autres,
voire une infime partie de l'ensemble du réel et qu'il est une
partie capable de penser l'ensemble du réel dont il n'est qu'une
partie. De même, dans De
l'origine des espèces
(1859) Darwin invite l'homme à se penser à la fois comme une des
nombreuses branches de l'arbre des vivants et cependant comme la
branche à partir de laquelle l'arbre est dessiné, pensé,
représenté dans sa totalité.
[Transition ]
orgueil de l'homme qui voudrait se mettre à part, se réserver une
place particulière (Freud, Malaise
dans la civilisation
ou Une difficulté
de la psychanalyse) ?
Mais seul un être capable de se penser, de se situer par rapport à
un tout peut se tromper de place. Seul un être capable de penser le
tout peut se prendre pour le centre de celui-ci. La raison ne fait
donc pas de l'homme un animal supérieur ou inférieur aux autres
mais un être autre : qui a un autre rapport aux êtres en
général, au fait d'être en général.
[ 2. La raison, la
raison d'être, le pourquoi]
a) avec la raison, l'être
humain remet l'être en question, l'être dans sa totalité. Pascal,
Pensées sur les deux infinis. La raison comme faculté qui
permet l'étonnement. Or l'étonnement n'est ni une simple surprise,
ni de la peur. Cet état d'esprit est d'ailleurs aussi un acte, qui
n'est pas une conduite déterminée par des intérêts vitaux.
b) L'homme cherche la
raison d'être de ce qui est, il cherche le pourquoi, dans les trois
acceptions : à cause de quoi, en vue de quoi, au nom de quoi.
Chaque fois, la raison d'être est ce que l'homme doit se représenter
grâce à son esprit, sa raison. Car la cause n'est plus présente (elle est passée), le but n'est pas encore réalisé (sa réalisation est à venir) et la valeur n'est jamais respectée une fois pour toutes, en un lieu donné et dans un temps donné.
Il cherche la finalité,
le sens, la légitimité, la valeur. Pas seulement la cause. L'homme
raisonne et doit décider d'aller au-delà de la cause, au-delà de
la finalité. D'où la différence posée par Canguilhem, dans La
connaissance de la vie, entre « les opérations » du
connaître (par quel moyen, par quelle cause produit-on de la
connaissance) et le « sens » du connaître (pourquoi
vouloir connaître, au nom de quoi).
D'où la question "pourquoi?" posée dans ses différentes acceptions par la nouvelle de
Dagerman, Tuer un enfant.
La raison n'est donc pas
une faculté par laquelle l'homme s'adapte à un milieu donné. Au
contraire, elle peut être la faculté par laquelle il met en
question ce qui est en se représentant ce qui devrait être, en se représentant un
idéal d'être.
c) La raison n'est donc
pas seulement une faculté des moyens, mais aussi des fins, des
raisons de vivre. La raison est la faculté par laquelle la vie
devient elle-même le moyen de réaliser des valeurs. Au lieu que la
raison permette à l'homme de trouver des moyens pour vivre, elle
permet à l'homme de se représenter une valeur au service de
laquelle il met sa vie : une valeur, un idéal, un devoir-être.
Transition :
tel est en effet le paradoxe,
l'être humain est un être qui peut ne pas être ce qu'il devrait
être, qui peut ne pas faire ce qu'il devrait faire. L'homme peut
avoir une conduite inhumaine, un être humain peut agir de façon
...inhumaine. « Humain », le mot signifie à la fois une
essence et une exigence, à la fois ce qu'est un homme et ce qu'il
doit être (ce qu'il doit s'efforcer d'être).
3)
Raison et liberté
a) Un animal ne peut
s'éloigner de lui-même, ne peut déchoir. Un homme ne cesse jamais
d'être un hominidé, mais il peut perdre sa dignité d'homme, quand
il juge qu'il n'a pas fait ce qu'il aurait pu faire, ce que sa raison lui recommandait de faire.
b) Erreur, errance,
aberration humaines. Aucune définition de l'homme ne détermine donc
le comportement d'un homme puisqu'un homme peut errer loin de
lui-même. Errare humanum est sed perseverare diabolicum.
c) L'homme a même la
liberté de ne pas reconnaître qu'il se trompe, qu'il « erre ».
La liberté est au fondement même de l'usage de sa raison. Car il
faut décider de croire dans les valeurs de la raison. Différence
entre « rationnel » et « raisonnable ».
[Conclusion]
Il
n'est donc pas rigoureux d'associer dans une même définition de
l'homme la notion d'animalité et celle de rationalité puisque la
notion d' «animalité» pose une nature déterminant un
comportement alors que l'autre notion, «la rationalité», relève d'un modèle proposé par la raison que la liberté décidera
de suivre ou non. En effet, l'adjectif « raisonnable » ne
désigne pas une propriété qui serait nécessairement accompagnée
d'effets, mais seulement une disposition qu'il faut décider de
réaliser : un homme n'est pas raisonnable mais, grâce à
sa raison, il peut l'être et même il doit l'être.