C.-O. Verseau professeur de philosophie

Explication d'un texte de Hannah Arendt




Remarques préalables pour comprendre le texte dans son ensemble
et commencer à réunir des éléments en vue de l'introduction au commentaire]

La question : la « place » de l'être humain, comme partie d'un tout > « placés » (l.3), « trouver place » (l. 16), « se haussent » (l.21).
L'humain est un être parmi tant d'autres, seulement une partie, une parcelle ou même une infime particule entourée « de toutes parts » (l.2) d'une multitude d'autres êtres, tous réunis au sein d'une seule et même totalité. Ce tout c'est la « nature » (l.2), le « cosmos » (l.3, l.16), l' « univers » (l.11) selon les mots du texte.
La question est donc : où l'être humain a-t-il donc été mis au sein de cette nature ? Quelle est sa place ? Pourquoi faudrait-il lui reconnaître une place particulière, à lui seul ? Pourquoi serait-il à part ?

La thèse: « placé au cœur » du cosmos, l'homme est cependant déplacé au sens où il n'a pas de place assignée. En effet cette place n'est pas imposée puisqu'il peut en changer, puisque il le « doit » même : il doit s'élever, «se hausser ». A la différence de tous les êtres qui l'environnent, qui ont une place déterminée en fonction de ce qu'ils sont (immortels), les êtres humains doivent « trouver » place. Parce que les humains sont individuellement mortels, chaque être humain se doit de devenir mortel s'il veut « trouver place » (« en un cosmos où tout est immortel sauf eux », l.17)

L'argumentation et ses étapes : deux paragraphes = deux parties logiquement reliées puisque l'être humain ne peut vouloir devenir immortel (2ème paragraphe) que s'il ne l'est pas déjà (1er paragraphe).
Place dans l'univers / mortalité-immortalité : le critère pour situer spatialement l'humain dans la réalité (cosmos, univers) concerne donc avant tout le rapport de l'homme au temps.

[au brouillon]

La question : la « place » de l'être humain, comme partie d'un tout > « placés » (l.3), « trouver place » (l. 16), « se haussent » (l.21). L'humain est un être parmi tant d'autres, seulement une partie, une parcelle ou même une infime particule entourée « de toutes parts » (l.2) d'une multitude d'autres êtres, tous réunis au sein d'une seule et même totalité. Ce tout c'est la « nature » (l.2), le « cosmos » (l.3, l.16), l' « univers » (l.11) selon les mots du texte. La question est donc : où l'être humain a-t-il donc été mis au sein de cette nature ? Quelle est sa place ? Pourquoi faudrait-il lui reconnaître une place particulière, à lui seul ? Pourquoi serait-il à part ?


La thèse: « placé au cœur » du cosmos, l'homme est cependant déplacé au sens où il n'a pas de place assignée. En effet cette place n'est pas imposée puisqu'il peut en changer, puisque il le « doit » même : il doit s'élever, «se hausser ». A la différence de tous les êtres qui l'environnent, qui ont une place déterminée en fonction de ce qu'ils sont (immortels), les êtres humains doivent « trouver » place. Parce que les humains sont individuellement mortels, chaque être humain se doit de devenir mortel s'il veut « trouver place » (« en un cosmos où tout est immortel sauf eux », l.17)


L'argumentation et ses étapes : deux paragraphes = deux parties logiquement reliées puisque l'être humain ne peut vouloir devenir immortel (2ème paragraphe) que s'il ne l'est pas déjà (1er paragraphe).

Place dans l'univers / mortalité-immortalité : le critère pour situer spatialement l'humain dans la réalité (cosmos, univers) concerne donc avant tout le rapport de l'homme au temps.


Thèmes du programme : principalement, la conscience et le temps. 

Mais aussi : la raison, la nature, l'existence humaine et la culture, l’histoire, le devoir.

La conscience :  si un.e humain.e n'est pas seulement une phase dans le processus biologique de perpétuation de l'espèce, si c'est une personne, un individu, un être à part entière, c'est parce que la conscience lui permet d'être un "sujet", lui confère une subjectivité. 

Le temps : chaque existence individuelle, soustraite à la reproduction cyclique du même, est bornée par deux extrémités temporelles, la naissance et la mort. 

La raison :  l'humain pense la place de toutes choses, toutes réalités, au sein de l'univers et cherche la sienne. 

L'existence humaine et la culture : c'est un modèle culturel donné qui assigne à la mortalité un sens qui structure l'existence individuelle de chacun.e. 

L'histoire : c'est le récit historique qui confère aux actions humaines son caractère « mémorable ». 

Le devoir : l’humain doit devenir ce que tout être est par nature : immortel.




[Introduction rédigée]

Faut-il reconnaître à l'être humain une place particulière dans « l'univers » (l.11) ? Telle pourrait être la question à laquelle répond Hannah Arendt dans cet extrait de La condition de l'homme moderne.

Si on retient l'idée d'une particularité attachée à la « place » de l'humain (l.3, 16) au sein du « cosmos » (l.3, l.14) diraient les Anciens, au sein de "la nature" (l.1) dirions-nous, la thèse de l'auteure ne consiste pas pour autant à situer l'être humain au-dessus ou au-dessous de tous les autres êtres, c'est-à-dire dans un quelconque rapport de supériorité ou d'infériorité. Car si l'on peut dire à la fois que l'être humain fait partie de la nature et que cependant il est un être à part, c'est selon Arendt parce que, n'ayant aucune place assignée, l'homme doit en « trouver » une (l.16). En bref, la place de l'humain dans « la nature » (l.1) est la place d'un être qui doit trouver sa place parmi les autres êtres.  

En vue de soutenir cette thèse, l'argumentation de l'auteure consiste principalement à reformuler la question de la situation propre à l'homme en des termes qui concernent le rapport des humains non plus à l'espace mais au temps. Car, ayant montré dans le premier paragraphe, l'étrangeté et la solitude des hommes en ce monde, « seuls mortels » (l.5) au milieu d'êtres tous immortels, l'auteure peut ensuite, dans une seconde étape correspondant au second paragraphe, présenter l'immortalité de l'humain comme une quête et une conquête, en tous cas comme un « devoir » de l'homme à l'égard de lui-même (l. 13). Alors que les espèces animales et les dieux sont immortels, les hommes s'efforcent de le devenir. Encore faudra-t-il que d'une part, en tant qu'individus, les humains aient accompli des « choses » mémorables et que, d'autres part, en tant que formant une communauté politique et érigeant des modèles culturels, les hommes veuillent ne pas perdre la mémoire de telles « choses » (l.14).

On comprend ainsi que tout en partant d'une réflexion sur deux facultés propres à l'humain, la conscience de soi en tant que sujet et la raison comme faculté de penser le tout dont l'humain n'est qu'une partie, le texte permet par ailleurs de penser l’humain aussi bien en tant que sujet individuel que comme membre d'une communauté politique instituant des modèles culturels d’humanité, en même temps que des critères pour une mémoire collective, autrement dit pour constituer l'histoire de cette communauté.


[Commentaire développé]

« Les Grecs » : comme l'annoncent ces tout premiers mots, Arendt ne cherche pas ici à formuler sa propre pensée sur la condition humaine, ni même à restituer celle d'un auteur en particulier, mais plus généralement à nous présenter une façon de penser propre à toute une culture, voire à une civilisation toute entière. Voici donc, si on en croit Arendt, ce que les anciens grecs, contemporains de Socrate, Platon et Aristote aux 5 et 4ème siècles avant notre ère, pensaient de l'homme, de sa condition, de sa place dans « l'univers », dans l'ensemble de tout ce qui peut exister, dieux et animaux confondus : « les hommes sont 'les mortels', les seuls mortels existants», par conséquent les seuls « préoccupés » par la quête d'immortalité.
Si étrange cette façon de penser puisse-t-elle sembler à un lecteur de « notre ère », en son 21ème siècle !, du moins devons-nous reconnaître que sur ce point précis, à savoir le fait unique de la mortalité humaine au sein de « la nature », elle porte sur un point qui est central dans toute culture. En effet, à partir de notre façon de penser notre place en ce monde, la place de l'homme et le temps pendant lequel chaque homme peut occuper cette place, se déduisent logiquement toutes nos conduites : le rapport à soi-même, le rapport à autrui, le rapport aux autres vivants et même le rapport à la matière, qui finit par nous apparaître comme une scène sans âge pour des acteurs éphémères. A partir d'autres présupposés culturels, ceux du christianisme, Pascal le souligne dans ses Pensées sans complaisance et avec force : « Partis. Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions : (1) s’il est sûr qu’on y sera toujours, si on pourrait y être toujours; (...) ».


La question, à laquelle la civilisation grecque apporte une réponse ...« grecque », peut donc être considérée comme une question au cœur de toute culture, voire la question qui fonde toute culture. En fonction de l'idée qu'ils se feront de ce qu'ils sont et de la place qui leur revient, les hommes feront en effet l'acquisition de tout ce qui correspond à cet idée, à cet idéal d'humanité, pour pouvoir s'y conformer. En ce sens, la pensée grecque nous est proche par la question qu'elle nous adresse : elle met en question non pas seulement la condition de l'homme « moderne » mais bel et bien, pour reprendre le titre précis du livre de Arendt, « la condition humaine » (The human condition est le titre original de son livre).

A supposer que la position de «l'homme moderne» soit éloignée de celle des anciens Grecs, constatons cependant la cohérence propre à la prise de position grecque, qui nous permet de la comprendre. Si notre propre «conception» des choses nous conduisait à penser que rien autour de nous n'était exposé à la mort, à la disparition ou à la destruction, ne nous étonnerions-nous pas de notre redoutable exception ? Ne nous sentirions-nous pas littéralement déplacés, à part, nous qui par ailleurs sommes les êtres aux yeux, à la pensée desquels le réel déploie son étendue plus visiblement que pour n'importe quels autres êtres ? Par notre observation, nos connaissances diverses et même nos investigations scientifiques, en biologie, en physique et en astrophysique, nous sommes les êtres qui peuvent avoir la conscience la plus claire, la plus approfondie, la plus élargie, du réel, de tout ce qu'il y a sur la Terre et bien au-delà, et nous serions donc d'autant plus cruellement confrontés au constat que nous seuls serions mortels : par notre observation nous occupons «le centre» (l.) d'une sphère, le «cosmos» selon la conception grecque, à l'intérieur de laquelle nous nous sentons à part, nous dont les vies individuelles sont «de toutes parts» environnées par «une nature immortelle et des dieux immortels».

Si les religions monothéistes, judaïsme, islam et christianisme, nous ont habitués à concevoir une divinité au singulier, sans dérivation d'une divinité à partir d'une autre, donc sans commencement et sans fin, c'est-à-dire une divinité éternelle, de tous les temps parce qu'en dehors du temps, le concept d'un dieu naissant mais ne mourant point, donc n'ayant pas toujours existé mais existant pour toujours, contredit la culture religieuse de la plupart d'entre nous. Toutefois, en ce domaine, il n'est question que de dogmes, c'est-à-dire d'affirmations indémontrables, auxquels il serait vain d'opposer la logique de nos raisonnements. En revanche, l'affirmation concernant les «animaux» (l. ), existant «uniquement comme membres d'une espèce», et donc n'ayant pas de «vie individuelle» peut surprendre puisque par ailleurs la moindre observation empirique permet d'établir qu'il y a bien ici «un» papillon, là «une» fourmi, là-bas «un» chat, peut-être le mien auquel il m'a plu de donner un nom et dont il m'arrive peut-être de fêter l'anniversaire.

Telle est pourtant, d'après Arendt, la pensée des anciens Grecs concernant la vie animale : un animal ne constitue pas un être, qui pourrait commencer à être et qui donc pourrait cesser d'être, pas plus que les «membres» (l. ) d'un corps ne constituent des êtres à part entière mais «uniquement» une partie d'un corps total, qui lui seul a une réalité biologique, qui lui seul est «un» être. Car les membres d'un corps n'existent pas en eux-mêmes ni pour eux-mêmes : ils existent «uniquement» par le corps total (en lui appartenant) et «uniquement» pour celui-ci (ils n'en sont que les moyens). En effet, un «être» n'est pas toujours «un» être. Par exemple, cette fleur que je cueille et dont j'orne ma table n'est pas un être : biologiquement, ce n'est que l'organe au service de la reproduction du végétal, pas plus que la « feuille morte » que je ramasse n'a pu mourir car elle n'a jamais commencé d'être un être et ne peut donc cesser de l'être.

Pour qu'il y ait une mort, une fin, une cessation de l'être, encore faut-il qu'il y ait eu naissance, commencement, advenue d'un être. Ce qui n'a pas de commencement ne peut avoir de fin et, si les pessimistes (ou, comme ils préfèrent s'appeler, les «réalistes») ont coutume de dire que «tout a une fin», encore faudrait-il préciser que seul ce qui a commencé d'être un être peut cesser d'être. Par exemple, toute histoire qui un jour a commencé pourra finir, toute mélodie qui émerge sur fond de bruits indifférenciés pourra s'achever, tout événement qui surgit pourra céder devant la venue d'un autre. Pour pouvoir commencer d'être et pour pouvoir cesser d'être, pour pouvoir avoir des limites dans le temps, encore faut-il que l'être soit lui-même délimité, qu'il soit «un» être, non pas seulement aux yeux d'un autre être, mais pour lui-même. Autrement dit, il faut que l'être soit sujet, sujet conscient d'être un être, conscient de sa propre durée, d'une "histoire" qu'il pourra "reconnaître" (l. ) et d'abord se remémorer, raconter : un être qui, ayant un jour commencé à être, pourra cesser d'être – sauf s'il s'agit d'un dieu de la mythologie grecque ! Tant qu'il n'y a pas un sujet se pensant comme étant un être et se situant parmi d'autres êtres dans l'espace et dans la durée, il y a de l'être, au sens où l'on dit «de l'eau», «de» l'acier » ou «du» sable, non pas des êtres.
A l'inverse, pour tout ce qui n'est pas un être, il n'y a ni début ni fin, seulement des phases dans un processus de transformation qui se poursuit indéfiniment. C'est le cas de la matière : aucun corps physique n'est « un être », ni même « un corps ». Car il n'est qu'un agglomérat de matière, transitoire, en cours de transformation, sans unité réelle - ce qu'on résume souvent en reformulant la pensée du chimiste Lavoisier : « « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Au sein de la matière, rien ne commence à être, rien ne cesse d'être, tout n'est que phase, stade ou maillon dans un processus continu et continuel de transformation.
Peut-on cependant appliquer ce même raisonnement à la matière organique, animée, vivante ? Assurément si, comme le rappelle Arendt, « la vie biologique » (l. ) est définie par sa propriété principale : le processus cyclique de reproduction du même. En effet, toutes les opérations vitales ont, comme le remarque Kant dans la Critique de la faculté de juger, une forme cyclique : la reconstitution des forces par le repos et l'alimentation, la cicatrisation par le renouvellement des cellules ou du tissu cellulaire et, surtout, la reproduction du même par le même (par division ou par union). Biologiquement ce qui est réel, ce qui constitue « un être », ce pour quoi tout le reste n'est que moyen ou maillon, c'est l'espèce  et c'est l'espèce dont « l'immortalité est garantie ». Et si, fort de nos connaissances modernes, nous invoquons la disparition des espèces, dès lors nous devrons admettre que la seule réalité biologique, le seul être c'est la chaîne qui unit toutes les espèces au sein de l'évolution, l'une se transformant en l'autre, chacune n'étant qu'une phase transitoire dans un processus. La seule réalité biologique sera donc non pas telle ou telle espèce animale, encore moins tel ou tel être vivant, mais « le vivant », l'élan vital ou encore « la vie » au sens biologique.

Dans ce cas, pourquoi seul l'homme pourrait-il être, en plus d'être considéré comme le membre d'un tout, regardé comme un être à part entière ? Parce que, seul, il peut lui-même se regarder lui-même comme un être à part entière, parce que seul il a conscience d'être un être, c'est-à-dire un seul et même être tout au long de son existence, « une seule et même personne » écrit Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, c'est-à-dire le sujet permanent de tous les changements qui peuvent lui survenir, depuis le premier, la naissance, jusqu'à l'ultime, autrement dit le sujet qui porte le récit d' «une histoire reconnaissable». Alors que la vie biologique est un cercle où la fin rejoint le début, l'existence d'un sujet est « une droite » (l. ), un segment dont la naissance et la mort sont les deux limites. Concluons l'étude de ce premier paragraphe en résumant la pensée de Arendt au sujet des Grecs. L'existence d'un sujet n'est pas la vie biologique, la vie zoologique : elle est « une droite qui coupe » ou, mieux, une tangente au cercle en un point de ce cercle. Au sens biologique, la vie est donc un processus où rien ne peut naître ni ne peut mourir mais où tout se transforme (le problème de « la poule et l'oeuf » est donc un faux-problème). La « mort » n'est donc pas « la fin de la vie »  : la mort ne se comprend pas par rapport à la vie, mais par rapport à la naissance. Ce n'est pas parce qu'il est vivant que l'homme meurt, mais parce qu'il est un sujet. D'ailleurs, si la mort était «la fin de la vie», le concept de «morts-vivants» pourrait-il avoir un sens ?! Or, comme nous le montrent les nombreuses fictions actuelles, le mort-vivant n'est pas « mort à la vie », mais à sa propre subjectivité.


Le concept de sujet est au centre du second paragraphe, lequel se déduit logiquement du précédent. Alors que, tant pour la divinité que pour l'espèce animale, l'immortalité est leur être, chez l'homme elle est un devoir-être. Quelle est la nature de ce « devoir » (l. ) ? est-ce un devoir moral, social, civique ? Difficile de le réduire à un domaine ou un aspect spécifique de l'existence des hommes tant ce devoir concerne la condition humaine en tant que telle. Car c'est en tant que mortel, donc en qu'il est un sujet, que chaque homme se doit de conquérir son immortalité. Ce devoir touche au fondement même qui rend possible tous les domaines, moraux, sociaux et politiques, de la coexistence des hommes entre eux. Si chacun « doit » conquérir son immortalité ce n'est pas, comme pour les autres devoirs humains, au sens chacun aurait une dette envers autrui, ou envers le corps social, ou envers la communauté politique. Ce devoir ne relève pas d'une dette résultant d'un échange avec les autres hommes : il est une aspiration propre à notre condition de sujets.
D'ailleurs, cette conquête ne s'accomplira qu'à certaines conditions qui toutes mettent en jeu les hommes en tant que sujets. Car, si l'un aura dû accomplir des actions mémorables qui puissent lui donner une postérité, encore faudra-t-il que d'autres veuillent subjectivement en garder la mémoire en se la transmettant de sujet à sujet. Certes, cette transmission suppose des critères communs qui permettent de juger de la valeur mémorable des actes, ce qui ne peut avoir lieu qu'au sein d'une communauté politique et par le biais de ses institutions. Mais, le sujet est toutefois au bout de cette transmission puisque à travers la mémoire d'un personnage dit historique ou d'une figure héroïque, chaque sujet trouve un modèle à travers lequel il façonnera sa propre subjectivité, à travers lequel il apprendra à être sujet.


[Conclusion]

A travers le thème de la quête d'immortalité, exclusivement humaine, la culture grecque se montre donc exemplaire des questions qui se posent à toutes cultures et qui toutes les fondent. Car elle apporte une réponse non seulement à la question de la situation des êtres humains parmi tous les êtres, mais aussi à la question de savoir comment tout homme peut devenir sujet, auteur de ses actes, citoyen au sein d'une communauté politique, acteur à travers l'histoire et d'abord sujet d'une mémoire collective.
Cet extrait de La condition de l'homme moderne adresse donc aux hommes des 20 et 21èmes siècles une question venue de l'antiquité, période lointaine dont notre mémoire conserve cependant les noms emblématiques de ceux mêmes qui ont fondé notre tradition philosophique : quel modèle d'humanité notre culture propose-t-elle aujourd'hui qui permette aux "modernes" d'assumer leur propre mortalité et, inséparablement, leur subjectivité ?