C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'étonnement : un état et un acte qui révèlent le sujet à lui-même

> ce développement est la dernière étape d'une réflexion générale sur l'étonnement


   Nul ne décide de s'étonner ! En ce sens, l'étonnement est un état intérieur qui survient, un «pathos» écrit Platon dans le Théétète, selon un mot grec sur lequel sont formés (le plus souvent à partir de son équivalent latin patiorpassum) des mots en français évoquant le fait de ne pas être à l'initiative de ce qui arrive et qui est subjectivement ressenti : passivité, pâtir, passion, passionné, passionnel, pathologie, pathétique, etc.

   On ne provoque pas délibérément son propre étonnement pas plus que son émotion. Pour comprendre l'expérience de l'étonnement, la voix pronominale ("s'étonner", "s'émouvoir") doit donc d'abord laisser place à la voix passive et au participe passé : on est étonné au sens où on est ému, bouleversé, émerveillé, stupéfait.

   Et pourtant on pourrait soutenir que, en un autre sens, chacun prépare sinon son étonnement, du moins les conditions qui permettront son propre étonnement. D'abord du fait que, pour être étonné par ceci ou cela, chacun devra y accorder son attention, comme tendu vers la chose, presque en attente déjà de ce qu'elle pourrait lui adresser. C'est pourquoi tout étonnement devant quelque chose suppose une orientation (dans quelle direction : vers le « haut » ? le « bas » ?), une sélection (ceci ou bien cela ?) et une lecture (une mise en rapport, comme lorsqu'on relie des lettres pour former un mot, des mots pour former une phrase), trois opérations qui constituent en un seul acte, « l'interprétation », accompli par la faculté de penser, qu'on l'appelle « conscience », «esprit » ou « raison ».

   En effet, quand je suis étonné par tel événement ou telle situation, c'est moi tout en entier qui suis étonné, mis en question : c'est mon point de vue sur le réel qui a rendu possible mon étonnement et c'est ce point de vue, entier, global, inséparable de ma « façon de voir », de ma « vision du monde », qui sera fondamentalement remis en question. D'où l'ébranlement, le quasi séisme, provoqué par tout véritable étonnement.

   Toutefois, au-delà de l'attention prêtée aux choses encore faudra-t-il, pour pouvoir s'étonner, accepter l'expérience. Accepter c'est littéralement recevoir ce qui est donné, lancé comme un appel – ce que montre tout le texte de Pascal qui insiste sur le fait que voir une chose, la voir vraiment, c'est recevoir l'appel à voir au-delà de cette chose et même à aller au-delà de l'acte de voir pour « imaginer » ou « concevoir » tout ce qui ne peut être vu. Voir vraiment la réalité, ce sera même prendre conscience du sens, de la finalité, de la valeur de l'acte de « voir » et se sentir invité, selon le philosophe mathématicien, physicien et théologien, à « contempler » plutôt qu'à connaître : « il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption ». 

  Que cette acceptation et que ce choix soient éprouvants, est mis en évidence par le mode subjonctif de la demande et de la recommandation, voire du commandement, largement employé par Pascal : « Que l'homme contemple..., qu'il regarde ...».

   En ce sens, rien n'est « loin » ou « près », car c'est notre rapport aux choses qui, par un acte de représentation, établit la proximité ou l'éloignement des choses : ce qui est géographiquement éloigné, voire situé à des distances « astronomiques » de moi, peut m'être beaucoup plus proche, près, présent, que ce qui m'environne immédiatement dans l'espace. 

  Reste un aspect du caractère indéniablement actif de l'expérience de l'étonnement: la liberté. Car, face à l'exhortation (demande, recommandation et commandement), chacun est mis face à sa propre liberté : chacun est désormais contraint de choisir, libre cependant de choisir d'y répondre, libre d'y répondre favorablement ou non.

Ainsi, il apparaît que cette réflexion sur l'étonnement met en enjeu non seulement le fait que l'homme est conscienceraison ou esprit, face au réel, à la matière ou au vivant, mais qu'il est responsable de son regard qu'il porte sur le réel et que l'expérience de l'étonnement est avant tout la découverte de soi en tant que sujet.