- «Beaucoup de choses sont étonnantes, mais rien n'est plus étonnant que l'homme ».
Sophocle, Antigone (5ème
s. avant l'ère chrétienne).
- « S'étonner, voilà un sentiment qui est tout à fait d'un philosophe. La philosophie n'a pas d'autre origine, et il semble bien ne pas s'être trompé sur la généalogie celui qui a dit qu'Iris est la fille de Thaumas ».
Platon,
Théétète (4ème
s. avant).
- « J'ai lu dans les écrits des Arabes que le Sarrasin Abdallah, comme on lui demandait quel spectacle lui paraissait le plus digne d'admiration sur cette sorte de scène qu'est le monde, répondit qu'il n'y avait à ses yeux rien de plus admirable que l'homme. Pareille opinion est en plein accord avec l'exclamation de Mercure: «O Asclepius, c'est une grande merveille que l'être humain». (...) Finalement, j'ai cru comprendre pourquoi l'homme est le mieux loti des êtres animés, digne par conséquent de toute admiration, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échue dans l'ordre de l'univers, où non seulement les bêtes pourraient l'envier, mais les astres, ainsi que les esprits de l'au-delà ».
La Mirandole, De la dignité de l'homme (15ème s.)
- "Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption".
Pascal, Pensées (17ème s.)
1.
L'« étonnement » au sens propre, au sens figuré
Qu'il
s'agisse de l'étonnement d'une voûte, d'un diamant, d'une pierre,
voire du sabot d'un cheval, l'étonnement est chaque fois un effet,
subi par la matière, qui porte atteinte à la cohésion de celle-ci.
L'objet n'est pas anéanti dans ses composants mais dans sa forme,
dans son unité, dans sa structure. Il a été fendu, fissuré,
scindé. Il est désormais changé structurellement, c'est-à-dire
qu'il ne pourra plus, par exemple, avoir la même fonction.
Par
transposition, on peut éclairer le sens moral à partir de ce sens
physique. Commençons par remarquer que, par l'usage qu'on a aujourd'hui du mot "étonnement", le sens moral est devenu le sens
« propre », ou le plus courant, contrairement à
ce qu'on observe pour tant d'autres mots pour lesquels le sens
« propre » concerne la qualité physique et le sens
« figuré » la qualité spirituelle.
Au
sens propre, l'étonnement fera donc suite à un choc subi par le
sujet qui a pour effet de remettre en question le sujet dans sa
« structure », c'est-à-dire dans toute sa personne :
dans sa façon d'être en général, de se comporter, dans son
rapport au monde et, d'abord, dans sa façon de voir le monde.
Que
je sois conduit à changer l'idée que je me fais d'une autre
personne (dont la conduite m'aura étonné) ou même du monde
extérieur (parce qu'un événement s'y est produit que je ne croyais
pas possible, dont je n'avais même pas eu l'idée auparavant), dans
tous les cas je suis conduit à revoir entièrement ma façon de …
voir. La chose perçue et pensée, qui est l'objet de mon étonnement,
rejaillit sur moi considéré comme sujet percevant et pensant, comme
sujet s'étonnant. L'étonnement est donc vécu dans une sorte de
violence qui porte atteinte à l'intégrité du sujet, à son unité,
c'est-à-dire au rapport que le sujet a globalement au monde. On
parle en effet de « violence » quand n'a pas eu lieu
seulement une blessure circonscrite à une partie de soi-même (un
membre physique ou un aspect moral de la personnalité) mais quand un
ordre global a été remis en question. Toute véritable violence est
une violation : violation d'une règle (en latin regula)
dans sa fonction régulatrice, d'une représentation (l'image
que l'on se fait de l'autre ou de soi-même).
2.
Peur et étonnement
On
peut aisément distinguer la peur de l'étonnement d'abord par le
fait que la peur met toujours en difficulté, au point qu'il faille
parfois fuir ce qui fait peur, alors que l'étonnement peut revêtir
toutes les nuances, négatives ou positives, depuis l'effroi jusqu'à
l'émerveillement en passant par la stupéfaction et l'admiration.
Quand il veut dire l'origine de la philosophie dans le Théétète,
le verbe choisi par Platon, « thaumadzein », a en
effet toutes ces valeurs.
Or,
loin de provoquer notre fuite, l'étonnement nous arrête et même
nous retient auprès de ce qui nous étonne.
D'ailleurs,
même si notre étonnement prenait la forme d'une stupéfaction
désolante (si par exemple nous prenons la mesure de la barbarie
d'une guerre, etc.), la réaction ne pourrait pas consister à
chercher à nous tenir à l'écart d'un danger qui est global,
englobant. Même si je décidais de me mettre moi-même à l'abri,
mon étonnement ne s'arrêterait pas pour autant : ma pensée
serait encore préoccupée par une situation qui continuerait de me
regarder même si elle ne me mettait ni directement ni
individuellement en danger. Je m'inquiéterais non pas pour ma vie,
mais pour le nom, le statut, la dignité qui nous reviennent à
tous : le mot « homme », c'est-à-dire l'idéal
d'humanité et les valeurs qui définissent celui-ci, serait à mes
yeux menacé de changer de sens.
En
bref, alors que tout être vivant peut éprouver la peur face à ce
qui met sa vie en péril, il faut pouvoir se représenter ce qu'on
appelle un idéal, des valeurs, c'est-à-dire l'idée de ce qui doit
être (non pas la perception de ce qui est) pour pouvoir soit
craindre que celles-ci soient anéanties soit s'émerveiller que
celles-ci puissent voir le jour et rayonner - quand par exemple nous
avons connaissance de certaines mœurs qui chez un peuple manifestent
une générosité ou une attention respectueuse au monde qu'on ne
croyait pas humainement possible.
3.
Surprise et étonnement
Le
mot « surprise » indique que notre contrôle est mis en
défaut : le monde échappe à mes « prises », à
mon « emprise ». Le cours des choses déjoue mes
prévisions au point d'aller, parfois, en sens opposé : arrive
le contraire de ce que j'avais prévu. La plupart du temps la
surprise s'arrête là, ce jour-là, à cet endroit-là et ne
concerne que cette personne-là. : elle est limitée aux
circonstances données dans le temps et dans l'espace.
Par
exemple, je serai surpris de retrouver le nom de mon voisin de
pallier dans l'article du journal relatant tel fait divers.
Cependant
la surprise peut devenir étonnement si des ondes de choc se
propagent autour de ce qui me surprend et autour de moi qui assurais
mes prévisions sur la base d'une certaine vision du cours des
choses, d'une certaine « façon de voir la réalité ».
Ainsi,
le fait divers dans lequel mon voisin est impliqué commencera de
m'étonner si, comme pour les habitants du même village où
résidaient Jean-Claude Romand et sa famille, je passe de sa personne
à sa personnalité, de ce qu'il est à ce qu'il représente, de
l'individu au statut : Jean-Claude Romand est un mari
(attentif), un père (plein de tendresse), un fils (respectueux), un
ami (très apprécié dans son cercle d'amis assez nombreux), enfin
un homme qui fait profession d'être médecin (dont la valeur fait
l'unanimité parmi ses amis et collègues, avec lesquels il a de
nombreux conversations professionnelles). Dès lors, il ne s'agit
plus seulement d'un fait divers surprenant mais d'un véritable
séisme qui secoue le sol sur lequel je m'avançais en général,
quel que soit mon chemin, c'est-à-dire qui met en question le sens
que j'attribuais à des mots et des valeurs aussi importants que
« amitié », « vie de couple », « famille »,
« notoriété professionnelle », etc.
A
nouveau, c'est toute une façon de voir que le sujet, étonné, devra
...revoir.
B
/ Pascal, Pensées, les deux infinis
Suffit-il
de voir pour s'étonner ?
S'étonner
(5, 37) c'est « s'émerveiller de » (36, 43)
« admirer »(38, 43), parfois « s'effrayer de »
(42) ce qu'on voit comme s'il suffisait de voir pour s'étonner. Tout
doit cependant dépendre du regard puisque la même réalité
considérée autrement, d'un autre point de vue, ne susciterait ni
admiration ni effroi.
Il
faut donc apprendre à voir pour pouvoir s'étonner.
Pour
s'étonner de quelque chose, il ne faut pas seulement le voir, il
faut encore le situer, c'est-à-dire le rapporter à autre chose que
lui-même : le mettre en perspective ou en regard (cf. l'expression
« à l'égard de »), le comparer, le décentrer, le
déplacer pour lui trouver sa vraie place. C'est la fonction du
vocabulaire géométrique utilisé par Pascal dans le premier
paragraphe. En géométrie, les figures se comprennent les unes à
partir des autres parce qu'elles s'obtiennent par composition
les unes des autres : la ligne est composée de points et le
cercle est une ligne qui s'allonge et se courbe pour se refermer sur
elle-même.
C'est
à l'aide de ce vocabulaire que Pascal modèle notre vision, nous
demandant non pas seulement de « voir » mais aussi
d'apprendre à « voir comme » : voir la Terre comme
un point (au regard du cercle que semble parcourir le Soleil autour
de la Terre), puis voir le parcours du Soleil lui-même comme
une pointe (au regard d'autres cercles célestes) et finalement voir
tous les cercles célestes eux-mêmes comme de simples points
composant une ligne, c'est-à-dire un « trait », un trait
même « imperceptible dans l'ample sein de la nature »
(9).
Pour
s'étonner d'une chose, il ne suffit donc pas de voir cette chose, il
faut la situer par rapport au tout auquel elle appartient et où a
lieu cette vision elle-même. L'étonnement peut ainsi gagner, les
unes après les autres, toutes les choses rassemblées au sein du
tout, composé de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, et
finalement cette chose, appelée « homme », qui cherche
désespérément sa propre place parmi elles toutes : « un
néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un
milieu entre rien et tout » (47).
C
/ Gustave Moreau, Oedipe et le Sphinx (1864)
Toute
énigme fait appel à la capacité de s'étonner
On
ne peut pas répondre à une énigme car elle n'est pas une question,
mais une réponse. Résoudre l'énigme revient en effet à
« trouver » la question à laquelle correspond l'énoncé
de l'énigme, à « trouver » la chose dont l'énigme
donne la définition : de quoi l'énigme parle-t-elle ? Il
faudra donc trouver le courage de remettre en question notre façon
habituelle de voir pour pouvoir, sous une toute nouvelle description,
reconnaître ce que je croyais connaître. Pour résoudre une énigme,
il faut donc être prêt à revoir sa façon de ...voir les choses,
ce qui est particulièrement difficile s'il s'agit de la
« chose-homme ».
Car
si, à mon plus grand étonnement, l'humain m'apparaissait comme
je n'avais jamais su le voir auparavant, n'est-ce pas toutes les
autres « choses » qui devraient à leur tour être vues
autrement puisque celles-ci ne sont vues et décrites que de son
point de vue ?
Oedipe
face au Sphinx
Le
sphinx est triplement menaçant du fait qu'il réunit la férocité
prédatrice d'un fauve, d'un rapace et d'un reptile. Même si le
sphinx n'était pas à ce point menaçant, au moins serait-il
effrayant du fait de son caractère hybride : « Qu'est-ce
que cela ? » s'inquiète-t-on en effet devant quelque
chose d'inclassable, d'unique en son genre étant ...au croisement de
trois genres différents. Car voici un animal qui vole, qui marche et
qui rampe !
Mais,
en plus d'être monstrueusement menaçant, le monstre s'avance - pour
s'adresser à Oedipe - sous les apparences d'une féminité
séductrice. Pour rencontrer Oedipe, le monstre prend le visage d'une
beauté qui exerce une tentation aussi forte que la répulsion
inspirée par la monstruosité de son corps. Ce sont, chez le sphinx,
autant de caractéristiques qui pourraient concentrer l'attention
d'Oedipe exclusivement sur « ça », cette chose
innommable et indéfinissable, qui l'attire aussi irrésistiblement
qu'elle le repousse.
Face
à « ça » qu'on mon(s)tre du doigt, il est donc
particulièrement difficile de se mettre en question en retournant
vers soi-même l'index interrogateur et en se demandant : « Et
moi-même, que suis-je ? ». Or ce n'est qu'en se posant la
question de l'homme, en demandant « qu'est-ce que l'homme ? »,
qu'on parviendra à entendre l'énigme du sphinx comme une définition
de l'homme, c'est-à-dire comme une réponse à cette question.
Le
face-à-face avec le sphinx est donc redoutable au sens où tout ne
fait que détourner l'attention de celui à qui elle s'adresse loin
de soi alors que l'issue se trouve au contraire tout près de soi,
voire en soi-même. Car l'issue se trouve dans le retournement de la
question vers soi, contre soi.
Oedipe
et son double
Chez
Moreau, la rencontre entre Oedipe et le Sphinx se fait dans le
silence et la stricte immobilité car elle se fait yeux dans les
yeux.
Ce
sont en effet les yeux des protagonistes de la scène, pareillement
hallucinés, qui peuvent d'abord attirer ceux du spectateur. A la
différence de Ingres, Moreau choisit de rapprocher les deux
protagonistes jusqu'à les unir, peut-être jusqu'à dédoubler l'un
par l'autre comme si l'un était l'image de l'autre, comme si l'un
était pour l'autre un miroir dans lequel il se voit lui-même. Non
seulement Moreau projette le Sphinx sur le corps d'Oedipe mis à nu,
mais il voudrait suggérer que c'est le même spectacle que l'un
découvre chez l'autre, si l'on en croit la même qualité de leur
regard, entre fascination et absence hypnotique. Car la concentration
extrême du regard fait finalement se demander si chacun est
réellement tourné vers l'autre ou, à travers l'autre, déjà vers
soi-même.
Cette
hypothèse permet d'éclairer l'enjeu de leur rencontre et la portée
de l'énigme. En définissant l'homme comme un être qui passe du
genre des quadrupèdes au genre des bipèdes, puis à un troisième
genre inconnu dans la nature (l'animal à ...trois pattes), l'énigme
ne présente-t-elle pas l'être humain comme un être dégénéré,
dénaturé, non moins monstrueux que le sphinx ? Le sphinx est
trois êtres en même temps, l'homme trois êtres successivement.
Le
Sphinx pourrait donc être considéré comme le double, dans
l'espace, de la monstruosité de l'homme, laquelle n'est visible
qu'à travers le temps.
L'être
humain, le plus étonnant des êtres
« le
plus » : ce superlatif introduit une différence
quantitative suggérant que l'étonnement face à l'homme serait
seulement plus grand que face à d'autres êtres, mais qu'il aurait
le même sens. Or on ne pourra montrer que « rien n'est plus
étonnant que l'homme » qu'en montrant que l'homme est étonnant
pour de toutes autres raisons que les autres êtres.
L'homme
s'étonne devant tel ou tel être, sa forme, sa taille, sa
conformation, ses performances. L'homme s'étonnera-t-il de lui-même
eu égard à ce qu'il est ? Ou à ce qu'il n'est pas,
c'est-à-dire eu égard au fait qu'il n'est rien de défini, rien de
déterminé ?
D'ailleurs
toutes les descriptions, et d'abord celle de Sophocle, qui
s'efforcent de dire ce qu'est l'homme insistent sur le fait que
l'homme peut être à la fois ceci ou cela, que s'il a une nature
celle-ci est contradictoire, que l'homme est capable du meilleur
comme du pire, que l'être humain est plusieurs êtres, qu'il est
aussi monstrueux qu'un monstre mythologique et qu'il faut la
mythologie (donc sortir du réel, sortir de la nature) pour lui
trouver un équivalent.
Plus
radicalement, si l'homme peut être ceci ou bien cela, c'est parce
qu'il n'est naturellement rien de défini et qu'il doit lui même se
définir à travers la culture qu'il recevra. D'où toute une
tradition d'auteurs insistant sur le dénuement humain : l'homme
n'est au départ ni ceci ni cela, il n'acquerra que ce qu'il aura
choisi d'acquérir.
Enfin,
l'homme est foyer d'étonnement : aucun être n'est étonnant en
lui-même (malgré ce que laisse penser le participe présent), un
être n'est étonnant que par l'être humain, que relativement à lui
qui s'en étonne. Le seul être qui puisse réellement revendiquer le
participe présent du verbe « étonner », c'est donc
l'homme qui s'étonne. L'homme est l'être-s'étonnant.
Or,
qu'un être puisse s'étonner et qu'il puisse s'étonner de tout
être, implique que cet être puisse penser tous les êtres et même
le tout de l'être contenant les êtres. Ce qui revient une nouvelle
fois à dire que l'homme n'est pas un être, tel ou tel être, mais
qu'il est un rapport à l'être : il est l'être se connaissant,
s'étonnant de lui-même. Si l'homme est étonnant c'est donc pour
une toute autre raison que celle qu'on trouverait chez les autres
êtres dont l'homme s'étonne. Ce qui est étonnant chez l'homme,
c'est non pas son être, mais son absence d'être en quelque sorte :
l'être de l'homme est essentiellement un rapport aux êtres, un
rapport à l'être.
L'étonnement,
un état ou un acte? (questions B.2-3-4)
Nul
ne décide de s'étonner ! En ce sens, l'étonnement est un état
intérieur qui survient, un «pathos»
écrit Platon dans le Théétète,
selon un mot grec sur lequel sont formés (le plus souvent à partir
de son équivalent latin patior,
passum) des mots en
français évoquant le fait de ne pas être à l'initiative de ce qui
arrive et qui est subjectivement ressenti : passivité, pâtir,
passion, passionné / passionnel, pathologie, pathétique, etc.
On
ne provoque pas délibérément son propre étonnement pas plus que
son émotion. Pour comprendre l'expérience de l'étonnement, la voix
pronominale (s'étonner, s'émouvoir) doit donc d'abord laisser place
à la voix passive et au participe passé : on est étonné au
sens où on est ému, bouleversé, émerveillé, stupéfait.
Et
pourtant on pourrait soutenir que, en un autre sens, chacun prépare
sinon son étonnement, du moins les conditions qui permettront son
propre étonnement. D'abord du fait que, pour être étonné par ceci
ou cela, chacun devra y accorder son attention, comme tendu vers la
chose, presque en attente déjà de ce qu'elle pourrait lui adresser.
C'est pourquoi tout étonnement devant quelque chose suppose une
orientation (dans quelle direction : vers le « haut » ?
le « bas » ?), une sélection (ceci ou bien cela ?)
et une lecture (une mise en rapport, comme lorsqu'on relie des
lettres pour former un mot, des mots pour former une phrase), trois
opérations qui constituent en un seul acte,
« l'interprétation »,
accompli par la faculté de penser, qu'on l'appelle « conscience »,
« esprit »
ou « raison ».
En
effet, quand je suis étonné par tel événement ou telle situation,
c'est moi tout en entier qui suis étonné, mis en question :
c'est mon point de vue sur le réel qui a rendu possible mon
étonnement et c'est ce point de vue, entier, global, inséparable de
ma « façon de voir », de ma « vision du monde »,
qui sera fondamentalement remis en question. D'où l'ébranlement, le
quasi séisme, provoqué par tout véritable étonnement.
Toutefois,
au-delà de l'attention prêtée aux choses encore faudra-t-il, pour
pouvoir d'étonner, accepter l'expérience. Accepter c'est
littéralement recevoir ce qui est donné, lancé comme un appel –
ce que montre tout le texte de Pascal qui insiste sur le fait que
voir une chose, la voir vraiment, c'est recevoir l'appel à voir
au-delà cette chose et même à aller au-delà de l'acte de voir
pour « imaginer » ou « concevoir » tout ce
qui ne peut être vu. Voir vraiment la réalité, ce sera même
prendre conscience du sens, de la finalité, de la valeur de l'acte de « voir » et se sentir invité, selon le
philosophe mathématicien, physicien et théologien, à
« contempler » plutôt qu'à connaître : « il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption ».
Que cette acceptation et que ce choix soient éprouvants, est mis en évidence par le mode subjonctif de la demande et de la recommandation, voire du commandement, largement employé par Pascal : « Que l'homme contemple..., qu'il regarde ...».
Que cette acceptation et que ce choix soient éprouvants, est mis en évidence par le mode subjonctif de la demande et de la recommandation, voire du commandement, largement employé par Pascal : « Que l'homme contemple..., qu'il regarde ...».
En
ce sens, rien n'est « loin » ou « près »,
car c'est notre rapport aux choses qui, par un acte de
représentation, établit la proximité ou l'éloignement des
choses : ce qui est géographiquement éloigné, voire situé à
des distances « astronomiques » de moi, peut m'être
beaucoup plus proche, près, présent, que ce qui m'environne
immédiatement dans l'espace.
Reste
un aspect du caractère indéniablement actif de l'expérience de
l'étonnement : la liberté.
Car, face à l'exhortation (demande, recommandation et commandement),
chacun est mis face à sa propre liberté : chacun est désormais
contraint de choisir, libre cependant de choisir d'y répondre, libre
d'y répondre favorablement ou non.
Ainsi,
il apparaît que cette réflexion sur l'étonnement met en enjeu
non seulement le fait que l'homme est conscience,
raison
ou esprit,
face au réel,
à la matière
ou au vivant,
mais qu'il est responsable de son regard qu'il porte sur le réel et
que l'expérience de l'étonnement est avant tout la découverte de
soi en tant que sujet.