Kant,
Anthropologie
du point de vue pragmatique
(1798)
« Posséder
le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme
infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre.
Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la
conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est
une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement
différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les
animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci,
même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée;
ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première
personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas
par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est
l’entendement.
Il
faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez
correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à
dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles
veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière
vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce
jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler.
Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. »
Explication du texte
(introduction)
En quelques lignes, cet extrait de l'Anthropologie du point de vue pragmatique établit la place de « l'homme » au sein de « tous les autres êtres vivants » (l.1). Il définit ce qu'est une « personne » (2,3,6,9) et ce qu'est une simple « chose » (4). Il présente l'enfance (8) comme le prologue de l'histoire de toute une vie. Enfin, il pose une distinction importante : celle entre « se sentir » et « se penser » (11), autrement dit entre le simple sentiment de soi et la véritable conscience de soi. Autant dire que, dans ce bref passage, Kant aborde des questions à la fois nombreuses et fondamentales, qu'il rassemble toutes autour d'un même thème : être un « sujet ».
Si la question implicite est : quelle est la différence entre l'homme et « tous les autres êtres vivants » ?, la thèse de Kant est explicitement énoncée : parmi tous les êtres vivants, seuls les êtres humains seraient des sujets, des « personnes ». Plus précisément : chaque être humain est « une seule et même personne » (4). Cette précision permet ainsi d'articuler le thème du sujet avec ceux de l'existence et du temps et d'approfondir la définition de la subjectivité, qui devient « l'unité de la conscience dans tous les changements » (3).
La réflexion de l'auteur se développe selon une structure significative. Autant la première étape (premier paragraphe) est descriptive, formelle, définissant chaque être humain comme « un Je » que chacun est nécessairement et intemporellement, puisqu'il est un homme. Autant la seconde étape introduit, par le biais de l'enfance, la question de l'entrée pour chacun dans son être-sujet, de son devenir-personne, de son accès à l'humanité. D'où le problème qui se pose : qui va « commencer » (9) à « dire Je » s'il n'y a encore ni Je, ni sujet, ni la personne ? Et comme effectuer ce changement fondamental, qui ne consiste donc pas seulement à être une personne différente de la personne que j'étais, mais à devenir « une personne », « une seule et même personne » ? Comment apprend-on à dire Je ? Comment, si ce n'est pas l'entremise d'autrui, c'est-à-dire d'autres sujets qui me permettront de devenir un sujet moi-même ?
--------- (développement) ----------
C'est
dès la première phrase que Kant répond à la question de la
différence entre l'homme et « tous les autres êtres
vivants ». Toutefois, si l'auteur affirme avec force, et même
emphase, l'existence d'une différence, la nature de cette différence
doit être précisée.
Car,
autant l'idée d' « élévation » suppose que l'homme ne
soit qu'une forme supérieure de la vie, qui prendrait donc place sur
la même échelle que toutes les autres formes de vie quoique à un
autre degré ou « rang » (4), autant le passage par
« l'infini » suggère au contraire un saut qualitatif. En
effet, dire que deux éléments sont « infiniment » (1)
différents revient à dire qu'ils sont incomparables et, donc,
à introduire entre eux non plus une différence quantitative mais
bel et bien une différence qualitative, essentielle, c'est-à-dire
une différence concernant l'essence de l'un et l'essence de l'autre.
Dans ce cas, l'homme ne devrait plus être considéré comme un
vivant plus performant ou plus évolué qu'un autre
vivant, il serait essentiellement différent. Ce qui fait l'humanité
de l'homme, son « pouvoir » (1) ou « faculté de
penser » (7), indifféremment nommée par Kant « conscience »
(2), « raison » (4) ou « entendement » (7),
ne serait plus considéré comme un simple surplus, un complément ou
une sorte d'amélioration, mais comme une faculté dont la
« possession » (1) change radicalement la nature de
l'être qui en est doté par rapport à celle des autres êtres.
Comment, d'ailleurs, envisager que la pensée soit seulement de la
vie améliorée, de la vie en mieux ? Ce ne serait guère plus
rigoureux que de penser que les organismes (vivants) sont de la
matière avec, en plus, de la vie dedans, penser qu'un brin
d'herbe n'est un caillou en mieux, un caillou avec la vie en plus. De
même qu'il n'y a pas plus de matière dans une fourmi que dans un
grain de sable mais qu'il y a autre chose (irréductible aux
propriétés de la matière), de même il n'y pas plus de vie dans
l'homme que dans une fourmi, il y autre chose, qui n'est pas
réductible aux propriétés biologiques.
Certes,
il faut être fait de matière pour être vivant et il faut être
vivant pour pouvoir penser. Mais la propriété qui définit les
corps vivants comme vivants (leur capacité de se reproduire à
l'identique soit par division soit par union) est essentiellement
différente de la propriété des corps physiques (leur mutuelle
attraction du fait de leurs masses, leur gravitation les uns autour
des autres). Or, comme l'indique Kant dès les premiers mots du
texte, le propre d'un
corps pensant est essentiellement de produire une « représentation »
(1) : non pas produire des êtres en se reproduisant, mais se
représenter les êtres déjà présents, tous les êtres, y compris
soi-même. Telle est la définition proposée ici par Kant :
penser c'est
représenter et représenter c'est se représenter.
Car il ne peut y avoir aucune représentation d'une chose, aucune
pensée portant sur une chose extérieure, si tout en pensant cette
chose le sujet qui la pense n'a pas conscience que c'est lui qui la
pense. La pensée du « Je » n'est pas une pensée parmi
d'autres, elle est la pensée qui rend possible toutes les autres,
tout comme le mot
« je » n'est pas un mot parmi d'autres mais le mot sur
lequel tous les autres mots reposent implicitement dès qu'ils sont
dits. Comme l'écrit
Alain dans ses Eléments de philosophie :
« Le
mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées ».
L'idée, ou pensée, ou
représentation du « Je » est le support de toutes les
autres : elle fonde le sujet, le « sub-jectum »,
qui se tient « sous » l'acte de penser. Être un sujet,
ce n'est donc pas être plus performant, plus évolué qu'un
autre être vivant. C'est avoir un rapport à ce qui est, un
rapport à l'être en général, aux autres êtres et soi-même,
essentiellement différent.
D'ailleurs,
Kant marque le caractère essentiel de la différence par deux mots,
« personne » (2,3) et « chose » (4), que le
contexte oppose clairement et qui, donc, délimitent deux domaines
qualitativement différents. En effet, être « une personne »
n'est pas être plus ou mieux qu' « une chose ». C'est ne
pas être une chose. Certes, toute la réflexion de l'auteur va dans
le sens d'un éloge de l'homme en tant que sujet, de son élévation
et de sa « dignité » (4). Mais cet éloge ne signifie
pas qu'être un Je rende la vie plus facile ou plus
heureuse. Au contraire, être un sujet c'est devoir répondre de
soi, répondre aujourd'hui de ce qu'on a fait hier, promettre
maintenant de faire quelque chose plus tard, toutes sortes
d'expériences dont il ne faut pas dire que les autres êtres vivants
les connaîtraient moins, mais plutôt qu'ils ne les connaissent pas.
Être sujet, c'est même prendre ses responsabilités face à des
êtres qui n'en ont aucune, c'est-à-dire face à des « choses »
qu'un sujet prendra sous sa propre responsabilité, sous sa
bienveillance souhaitons-le, et qui devra se justifier d'en avoir
« disposé à sa guise » (5) si cette façon d'en
« disposer » contredit certaines exigences morales. Parce
que l'homme est un sujet, parce qu'il se pense, pense son espèce
entière, pense d'autres espèces et le monde qui les contient
toutes, l'homme a des responsabilités face à la réalité, à
toutes « choses », à tous les êtres vivants ou non, à
leur environnement qui est aussi le sien. En bref, être une
personne, c'est devoir être, comme on dit, une « personne
responsable », c'est-à-dire une personne qui fait face aux
responsabilités qui incombent à toute personne en tant que
personne. Une chose n'est jamais « une chose responsable »
...ou irresponsable : elle n'a pas à prendre ses
responsabilités précisément parce qu'elle n'en a pas.
La
question de la responsabilité est implicitement au cœur de la
définition de la subjectivité donnée par Kant. En effet, être un
sujet c'est être une personne, plus exactement « une seule et
même personne » (3). Dire Je, penser Je, a toujours lieu au
présent. Ceci reste vrai même dans un énoncé comme «il y a dix
ans je vivais au Japon ». Car cet énoncé pourrait
s'expliciter ainsi : «cette année, aujourd'hui, maintenant, je
me souviens et je dis que je vivais au Japon il y a dix ans ».
Tel est le pouvoir, telle est la puissance de cette représentation
qui fonde chacun dans sa subjectivité : le Je est toujours
présent et répond du moi présent, du moi passé, du moi futur, les
reliant les uns aux autres pour les comparer grâce à « l'unité
de la conscience ». Cette unité du Je n'existe pas malgré les
« changements » (3) qui présentent des moi toujours
différents. C'est au contraire l'unité et la permanence du Je
qui rendent possible la perception des changements.
Aucun
changement ne pourrait être constaté s'il n'y avait pas au moins un
même Je, toujours présent, toujours au présent, pour comparer le
passé au présent. S'il n'y avait pas le Je, les changements ne
pourraient apparaître comme des changements puisque il n'y aurait
personne pour se représenter le passé afin de le comparer au
présent. Tel est le sens profond du mot « identité »
qui ne me désigne pas d'abord comme différent (d'une autre
personne) mais, tout au contraire, comme idem,
c'est-à-dire un seul et « même » sujet. Le Je est
toujours le même Je parce qu'il est toujours présent, toujours le
présent. Car c'est le Je qui fait le présent, qui fait la présence.
On a coutume de dire que le temps présent est le temps où l'on est,
mais « il n'y a pas d'autre critère ni d'autre expression pour
indiquer « le temps où l'on est », rappelle Emile
Benvéniste, que de le prendre comme « le temps où l'on
parle » (Problèmes de linguistique générale, I,
p. 264). Or c'est toujours un Je qui parle et donc toujours un Je qui
donne la présence, qui donne le présent – comme un musicien donne
le la. Ceci explique qu'aucune langue ne puisse se passer de la
première personne, et donc du pronom personnel Je, « même
quand elles ne l'expriment pas par un mot particulier » (6).
Toute prise de parole présuppose un Je : non seulement parce
que toute « prise de parole » suppose un sujet qui puisse
la « prendre », mais aussi et surtout parce que toute
prise de parole se définit dans le temps et que ce temps est le
temps du sujet qui parle.
Même
une expression telle que « il y a », si impersonnelle
soit-elle, aussi impersonnelle que «il pleut » ou « il
fait chaud », implique un Je à partir duquel se construit un
temps présent et se déploie un espace de présence : le temps
du verbe ainsi que le lieu délimité par l'énigmatique « y »
se réfèrent tous deux au temps et l'espace de la prise de parole
par Je. D'où, par exemple, l'étrangeté du récit par Jorge
Luis Borges d'un homme assis sur le même banc qu'un autre, l'un
s'adressant à l'autre, l'un comprenant que l'autre est lui-même 50
ans plus tôt ou, selon le point de vue, 50 ans plus tard (dans Le
livre des sables, la nouvelle intitulée « L'autre « ) :
ils se parlent et pourtant chacun remplit le « y » d'un
contenu spatio-temporel différent, ce qui fait qu'ils ne peuvent,
bien sûr, se rencontrer dans le même présent et dans le même lieu
de présence.
D'où,
enfin, le problème posé par Kant dans le second paragraphe
concernant l'enfance, ce temps où chacun est littéralement
dans la non-parole (in-fantia)
et donc sans possibilité de construire le temps, de soutenir ce
présent intemporel qui accompagnant chaque pensée peut les relier
toutes entre elles comme pensées d'un seul et même Je.
Pour
chacun, il y a d'abord eu cette étape pendant laquelle il ne
répondait pas de lui-même, pendant laquelle il ne pouvait s'ancrer
dans une prise de parole de telle façon à répondre, à partir du
temps présent, de son passé et à engager son avenir. Impossible,
la parole disant « je me souviens aujourd'hui que hier je
... », tout aussi impossible la parole disant :
« aujourd'hui je promets que demain je ... ». Le Je n'est
pas encore constitué et ce sont d'autres sujets qui parlent pour
l'enfant, qui soutiennent ce sujet à travers le temps et qui,
d'abord, parlent de lui – ce qui explique que pour parler de
lui-même l'enfant reprenne la façon dont d'autres parlent de lui, à
« la troisième personne » (9). Tant que la pensée n'a
pu encore faire le trait d'union entre toutes les pensées, tant
qu'elle n'est pas soutenue instant après instant dans le présent
permanent d'un Je, tant que l'être ne « se pense » pas,
celui-ci est livré au « sentiment de soi » qui ne garde
aucune trace du passé, n'anticipe pas l'avenir et ignore la
dimension d'un présent qui est le point d'ancrage pour le souvenir
d'un passé et pour le projet d'avenir. Le « passé »
est, chacun l'aura constaté, coupé en un moment précis, celui où
« la lumière vient de se lever » (10) : avant, le
passé pourra être rappelé seulement par d'autres personnes, « les
grandes personnes », par des souvenirs qui ne sont pas ses
souvenirs, après ce seront ses propres souvenirs, rappelés par un
Je existant dans un temps qui est toujours présent, qui est et sera
pour toujours le présent.
---------- (conclusion) ------------
Le
problème posé par l'enfance humaine, le problème d'un temps qui
est celui d'un sujet et qui n'a jamais été présent pour ce sujet
parce qu'il ne pouvait pas encore s'y désigner lui-même comme
sujet, permet de conclure et de prolonger la réflexion de l'auteur
sur la subjectivité.
« Sujet »
signifie ce qui se tient au-dessous. Or l'enfance est le temps où
rien ne peut encore se tenir au-dessous de façon à soutenir et
rassembler, par une seule et même représentation, par le Je, toutes
les pensées à venir.
La
réflexion de Kant invite donc à voir que tout sujet se construit en
s'appuyant sur d'autres sujets qui parleront de lui et qui, mieux
encore, lui parleront, l'invitant ainsi à prendre la parole à son
tour. Puisque toute subjectivité doit se construire, le
« subjectum» c'est autrui, c'est-à-dire l'ensemble des
autres sujets qui viennent avant moi et qui sont le support de ma
propre subjectivité en construction.