La double vie consumée de Jean-Claude Romand,
par Florence Aubenas, journaliste, article du 13 juillet 2007
« Doucement,
tout doucement, il semble ressusciter. Conduit lundi à l'aube à
l'hôpital de Genève, Jean-Claude Romand paraissait avoir à peine
un lendemain à vivre. Les pompiers viennent alors de le tirer de sa
villa en flammes, à Prévessin, un petit bourg français blotti
contre la frontière suisse. Cette nuit-là, Jean-Claude Romand a
avalé de l'essence, des médicaments aussi peut-être. Puis il a
calfeutré les portes, les fenêtres, allumé un brasier. A côté de
lui, sur le lit conjugal, les pompiers découvrent sa femme,
Florence, morte. Et dans la chambre des enfants, deux cadavres
carbonisés. Pour le survivant, «état
critique et coma profond», diagnostiquent
pendant trois jours les médecins suisses. Trois jours au cours
desquels l'autopsie révèle que Florence Romand et les enfants ont
été assassinés. D'autres enquêteurs, plus haut vers le Jura,
découvrent ensuite les parents de Jean-Claude, dans la maison
familiale. Morts eux aussi. Puis, d'un coup, lors d'une banale
vérification, c'est une existence entière qui bascule. «Jean-Claude
Romand avait une double vie dont il était le seul à connaître
l'existence, explique
Jean-Yves Coquillat, premier substitut au tribunal de
Bourg-en-Bresse. Ni
ses intimes ni même sa femme ne l'ont soupçonné pendant vingt
ans.» Et,
dans un lit blanc, à l'hôpital de Saint-Julien-en-Genevois, où
l'amélioration de son état a permis son transfert en fin de
semaine, c'est cet homme-là qui va se réveiller, celui que les
enquêteurs s'apprêtent à entendre en début de semaine prochaine.
En
bordure de la Suisse, le pays de Gex,vert et vallonné, ne ressemble
à rien d'autre dans le département de l'Ain. Depuis les années 60
s'y est installée une tribu dorée de cadres supérieurs, de
fonctionnaires internationaux, de commerçants aisés, qui jouent à
saute-frontière entre les salaires suisses et l'art de vivre
français. D'emblée, entre soi, on s'y tutoie, on s'y embrasse, on
s'y reçoit. On y affiche sans façon «à
l'américaine», dit-on
des maisons et des voitures au luxe tranquille. Lorsque les
Romand y arrivent en 1984, ils semblent y avoir trouvé leur terre
promise.
Le
jeune couple n'a bien sûr alors qu'un petit appartement et une
Volvo. Mais lui compte bien asseoir sa situation de chercheur, qu'il
dit prometteuse, au sein de l'OMS (Organisation mondiale de la santé)
à Genève. Elle est pharmacienne. Leur vie se décline, nette et
pimpante, comme un faire-part. Il y a leur rencontre dans le Jura,
dont il est originaire, provenant d'une famille modeste, et où elle
passait ses vacances. Puis leurs études à Lyon, dans les années
70. Leur mariage, en 1980. Le diplôme de Jean-Claude en 1983. Puis
la naissance de Caroline en 1985 et celle d'Antoine en 1987. En 1990,
ils s'installent enfin dans une villa, roulent en BMW. Florence a
tenu à ce que les enfants soient inscrits dans le privé, à
l'institut Saint-Vincent, tout à côté de Prévessin, une des
écoles les plus choyées du département. Elle y assure d'ailleurs
un rôle actif dans l'association des parents d'élèves, avant de
filer au catéchisme à Prévessin, avec le père Michel, ou d'aider
à la pharmacie où elle fait des remplacements. Et tout cela, avec
un de ces sourires, une de ces élégances qui font la fierté du
pays de Gex.
Jean-Claude,
lui, est plutôt discret. «Solide,
silencieux, les pieds bien sur Terre comme un sapin de son Jura», dit
l'un de ses amis. Son assurance et sa stature de chercheur lui ont
valu auprès de ses parents dont c'est le fils unique et
dans sa belle-famille le rôle rassurant de confesseur. Pour un
problème de santé, c'est à lui qu'on confie son corps. Pour un
problème d'argent, c'est à lui qu'on confie son compte. A
Prévessin, il fréquente surtout le milieu médical. Il est abonné
à toutes les revues spécialisées, débat sur la culture
cellulaire. Un soir, autour d'un dîner intime, on l'interroge sur
ses études. «Je
n'ai jamais voulu vous le dire, cela aurait paru prétentieux. Mais
j'ai été reçu cinquième à l'internat de Paris», annonce
tranquillement Jean-Claude à l'assemblée. Même sa femme Florence
est ébahie.«C'était
tellement dans sa nature de ne pas se vanter que, pour nous, cela
confortait encore une image que nous avions de lui», se
souvient un des convives, ami de faculté de Romand. Ensemble, à
Lyon, ils ont bûché leur première année. Mais seul Jean-Claude
l'a eue. «Il
était très doué, très bosseur, vraiment bon dans les matières
scientifiques», se
souvient le copain. A une année d'écart, les deux amis se suivent,
de stages en amphithéâtres. «On
ne parlait pas spécialement de résultat,reprend
l'ami. Mais
il y avait toujours des polycopiés ou des notes plein sa chambre
d'étudiant à Lyon.»
«Dans
sa vie professionnelle aussi, Jean-Claude Romand a mis plus d'énergie
à s'inventer une activité qu'il ne l'aurait fait à travailler
réellement», explique
le substitut Coquillat. Car c'est à l'OMS que se sont tout
naturellement d'abord rendus les enquêteurs de la gendarmerie, après
la découverte des meurtres. Jean-Claude Romand, inconnu. Occupé par
un autre, ce bureau dont il désignait les fenêtres avec fierté, en
passant en voiture avec ses enfants. Jamais vu, même à la
bibliothèque, ce chercheur qui proposait à ses confrères de leur
ramener des photocopies d'articles médicaux. Dans la villa de
Prévessin, les enquêteurs découvrent un opérateur Télécom, ces
petits appareils qu'on porte à la ceinture et qui «bipent» lorsque
quelqu'un cherche à vous joindre. «Il
disait qu'il n'était pas souvent à son bureau,explique
un parent de Florence. Mais
maintenant, on se demande ce qu'il pouvait bien faire pendant toutes
ces journées où il disait travailler au laboratoire, assister à
des conférences à Genève ou à l'étranger.»
Puis
les enquêteurs sont remontés à Lyon. Si le docteur de Prévessin a
bien réussi sa première année, il s'est inscrit douze ans de suite
en seconde année, sans jamais se présenter à l'examen. «Le
pire, c'est qu'il aurait été tout à fait capable de
réussir,s'exclame
un de ses confrères. C'est
pour cela que je n'arrive pas encore à y croire. En plus, il avait
la vocation.» «Ce qui est aussi incroyable, c'est qu'il n'a jamais
cherché à escroquer davantage que pour assurer l'équivalent d'un
traitement de médecin aisé dans le pays de Gex», relance,
perplexe, un enquêteur ; et toujours auprès de proches qui lui
faisaient une totale confiance.
Dans
la famille de Florence, on commence à regarder les placements, les
petits bouts de terrain, les petits bouts de retraite, les économies
qu'il disait faire fructifier«en
Suisse». A
une amie intime, Chantal, il avait aussi proposé des placements
intéressants. En deux ans, elle lui avait confié 900 000 francs.
C'est elle qu'il a appelée une semaine avant l'incendie, pour lui
donner rendez-vous le samedi 9 janvier à Paris. A cette date-là, le
compte en banque de Jean-Claude Romand est vide, vide comme il ne l'a
jamais été, vide à ne même plus pouvoir payer la location de la
BMW, «une
voiture mise à sa disposition par l'OMS», disait-il.
La
veille, le 8 janvier, dans l'après-midi, Florence sort acheter du
pain. Comme d'habitude, elle en veut un «qui
dure le week-end» pour
tous les goûters des enfants. Un signe de la main, son sourire, elle
disparaît. Dans la soirée, la BMW se gare devant la villa,
Jean-Claude Romand descend, se dirige vers la chambre. Il vide sur
eux le chargeur d'une 22 long rifle. Lorsque Florence s'approche, il
n'a plus de balle. Il lui écrase la tête. Puis il part vers Paris.
Chantal l'attend, elle ne sait rien, elle parle placement. Il
l'entraîne dans la forêt de Fontainebleau et l'asperge de gaz
lacrymogènes. Chantal le supplie de l'épargner. Il la regarde
longuement, la reconduit chez elle. Puis il file sans un mot dans le
Jura, chez ses parents. Il a rechargé l'arme. Il tire à nouveau,
avant de repartir, borde les deux cadavres. Dimanche, Jean-Claude
Romand est seul dans la villa de Prévessin. Pendant vingt heures, il
arpente les pièces. A 4 heures du matin, il craque une allumette.
Dans la BMW, on a retrouvé un mot sur le pare-brise : «Un
accident et une injustice peuvent provoquer la folie. Pardon
Chantal.» Jusqu'à
son audition, il y a deux jours, elle le croyait encore chercheur.
Elle croyait encore cet autre Jean-Claude Romand, qui, lui, est mort
dans les flammes.
Epilogue
Jean-Claude
Romand a été condamné en juillet 1996 par la cour d'assises de
l'Ain à la peine maximale : réclusion à perpétuité avec une
période de sûreté de vingt-deux ans. Son histoire a inspiré un
documentaire de Gilles Cayatte et Catherine Erhel, le Roman d'un
menteur, un livre d'Emmanuel Carrère, l'Adversaire (éd. POL,
janvier 2000), un long métrage adapté du roman de Carrère et
réalisé par Nicole Garcia, l'Adversaire. Le film l'Emploi du temps
de Laurent Cantet s'inspire librement du personnage. Détenu modèle,
Jean-Claude Romand est bibliothécaire dans sa prison.
> Lire également l'article de Isabelle Horlans,
écrit 4 ans après celui de Florence Aubenas
écrit 4 ans après celui de Florence Aubenas