« Quand
nous ne comprenons pas la langue que l'on parle autour de nous, nous
entendons peu et mal. De même s'il s'agit d'une musique peu
familière, de la musique chinoise par exemple. Bien entendre
consiste donc à deviner sans cesse et à compléter les quelques
impressions réellement perçues. Comprendre consiste à imaginer et
à conclure avec une rapidité et une complaisance surprenantes. Deux
mots suffisent pour que nous devinions une phrase (en lisant), une
voyelle et deux consonnes pour que nous devinions le mot entendu, il
y a même beaucoup de mots que nous n'entendons pas, que nous croyons
entendre. Il est difficile de dire d'après le témoignage de nos
yeux ce qui est véritablement arrivé, car nous n'avons cessé
pendant ce temps d'imaginer et de déduire. Dans la conversation, il
m'arrive de voir l'expression des interlocuteurs avec une précision
dont mes yeux sont incapables ; c'est une fiction que j'ajoute à
leurs paroles, une traduction des mots dans les mouvements du visage.
Je suppose que nous ne voyons que ce que nous connaissons ; notre
oeil s'exerce sans cesse à manier des formes innombrables ; l'image,
dans sa majeure partie n'est pas une impression des sens, mais un
produit de l'imagination. Les sens ne fournissent que de menus motifs
que nous développons ensuite (...). Notre monde extérieur est un
produit de l'imagination qui utilise pour ses constructions
d'anciennes créations devenues des activités habituelles et
apprises. Les couleurs, les sons sont des fantaisies qui, loin de
correspondre exactement au phénomène mécanique réel, ne
correspondent qu'à notre état individuel. »
Nietzsche,
La volonté de puissance
(Fragment
de 1881-82)