« En
s'écartant, même sans le vouloir, de la vérité, on contribue
beaucoup à diminuer la confiance que peut inspirer la parole
humaine, et cette confiance est le fondement principal de notre
bien-être social actuel ; disons même qu'il ne peut rien y avoir
qui entrave davantage les progrès de la civilisation, de la vertu,
de toutes les choses dont le bonheur humain dépend pour la plus
large part, que l'insuffisante solidité d'une telle confiance. C'est
pourquoi, nous le sentons bien, la violation en vue d'un avantage
présent, d'une règle dont l'intérêt est tellement supérieur
n'est pas une solution; c'est pourquoi celui qui, pour sa commodité
personnelle ou celle d'autres individus, accomplit, sans y être
forcé, un acte capable d'influer sur la confiance réciproque que
des hommes peuvent accorder à leur parole, les privant ainsi du bien
que représente l'accroissement de cette confiance, et leur
infligeant le mal que représente son affaiblissement, se comporte
comme l'un de leurs pires ennemis. Cependant, c'est un fait reconnu
par tous les moralistes que cette règle même, aussi sacrée qu'elle
soit, peut comporter des exceptions : ainsi - et c'est la principale
- dans le cas où, pour préserver quelqu'un (et surtout un autre que
soi-même) d'un grand malheur immérité, il faudrait dissimuler un
fait (par exemple une information à un malfaiteur ou de mauvaises
nouvelles à une personne dangereusement malade) et qu'on ne pût le
faire qu'en niant le fait. Mais pour que l'exception ne soit pas
élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible
la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître
et, si possible, en marquer les limites. »
John
Stuart Mill, L’utilitarisme (1861)