« Mais
il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et
détendit entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le
plan du lieu où je m’étais endormi et, quand je m’éveillais au
milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais je ne savais
même pas au premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans
sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut
frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que
l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore
du lieu où j’étais, mais de quelques uns de ceux que j’avais
habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un
secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu
sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des
siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de
lampes à pétrole, puis de chemises à col à rabattu, recomposaient
peu à peu les traits originaux de mon moi ».
Marcel
Proust, A la Recherche du temps perdu
(1913-1927)
> Resituer le passage dans l'incipit :
"Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le
temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée
qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser
le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ;
je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je
venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu
particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait
l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de
Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon
réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles
sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir
n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible,
comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le
sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou
non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver
autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais
peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une
chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.
Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement
des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans
une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne
déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit
chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il
doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie
récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans
le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller
qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je
frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est
l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû
coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c'est déjà le
matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner,
on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du
courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se
rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans
remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils
d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des
boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité,
de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où
étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une
petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou
bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma
vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle
que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le
jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on les avait coupées.
J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le
souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux
mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais
complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde
des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait
pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du
plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était
elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains
m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais
quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude
encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que
j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but :
la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux
une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le
charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié
la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures,
l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en
s'éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe,
le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent
se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de
celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour
arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son
réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine de se
coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et
divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le
bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil
magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace,
et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois
plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit
même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors
celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi, et quand je
m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je
ne savais même pas au premier instant qui j'étais ; j'avais seulement
dans sa simplicité première le sentiment de l'existence comme il peut
frémir au fond d'un animal; j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j'étais, mais de
quelques-uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être – venait
à moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je
n'aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des
siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à
pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les
traits originaux de mon moi.
Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle
imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par
l'immobilité de notre pensée en face d'elles. Toujours est-il que, quand
je me réveillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y
réussir, à savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans
l'obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi
pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à repérer la
position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place
des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se
trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses
épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il
avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de
place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les
ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps
et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances,
lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place
des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir,
avec la pensée que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au
réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation,
s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à
baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j'ai fini par m'endormir
quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j'étais à la campagne
chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le
côté sur lequel je me reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon
esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la
veilleuse de verre de Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par
des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à
coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains
qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter
exactement, et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais
tout à fait éveillé."