C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Marx / Le «travail» : nature ou culture?

    « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ».
Karl Marx,  Le capital (1867)
   A propos de ce passage du Capital, Hannah Arendt écrit :
   « Toute la théorie de Marx repose sur l'idée originelle que le travailleur avant tout reproduit sa vie en produisant ses moyens de subsistance. Dans ses premiers écrits, il pensait «  que les hommes commencent à se distinguer des animaux quand ils commencent à produire leurs moyens de subsistance » (L'idéologie allemande). C'est bien le contenu de la définition de l'homme comme animal laborans. Il est d'autant plus remarquable que dans d'autres passages Marx ne se contente pas de cette définition, parce qu'elle ne distingue pas assez nettement l'homme des animaux. '' L'araignée poursuit des opérations qui ressemblent à celles d'un tisserand (…) Mais ce qui distingue le plus mauvais architecte (…) existait déjà dans l'imagination du travailleur''. Il est évident que Marx ne parle plus du travail mais de l’œuvre (...) . »
Hannah Arendt, 
Condition de l'homme moderne (p.145, note n°3, tr. G. Fradier), 1961