« L‘irréversibilité
constitue pourtant le caractère le plus essentiel du temps, le plus
émouvant, et celui qui donne à notre vie tant de gravité et ce
fond tragique dont la découverte fait naître en nous une angoisse
que l’on considère comme révélatrice de l’existence elle-même,
dès que le temps lui-même est élevé jusqu’à l’absolu. Car le
propre du temps, c’est de nous devenir sensible moins par le don
nouveau que chaque instant nous apporte que par la privation de ce
que nous pensions posséder et que chaque instant nous retire :
l’avenir lui-même est un indéterminé dont la seule pensée, même
quand elle éveille notre espérance, trouble notre sécurité. Nous
confondons volontiers l’existence avec ses modes et, quand ce sont
ces modes qui changent, il nous semble que l’existence elle-même
s’anéantit.
Le
terme seul d’irréversibilité montre assez clairement, par son
caractère négatif,
que le temps nous découvre une impossibilité et contredit un désir
qui est au fond de nous-même : car ce qui s’est confondu un
moment avec notre existence n’est plus rien, et pourtant nous ne
pouvons faire qu’il n’ait point été : de toutes manières
il échappe à nos prises. (…) Or c’est justement cette
substitution incessante à un objet qui pouvait être perçu d’un
objet qui ne peut plus être que remémoré qui constitue pour nous
l’irréversibilité du temps. C’est elle qui provoque
la plainte de tous les poètes, qui
fait retentir l’accent funèbre du « Jamais plus », et
qui donne aux choses qu’on ne verra jamais deux fois cette extrême
acuité de volupté et de douleur, où l’absolu de l’être et
l’absolu du néant semblent se rapprocher jusqu’à se confondre.
L’irréversibilité témoigne donc
d’une vie qui vaut une fois pour toutes,
qui ne peut jamais être recommencée et qui est telle qu’en
avançant toujours, elle rejette sans cesse hors de nous-même, dans
une zone désormais inaccessible, cela même qui n’a fait que
passer et à quoi nous pensions être attaché pour toujours ».
Louis
Lavelle,
Du
temps et de l’éternité
(1945)