[1er
personnage] : « Car je sais dire non et j’aime dire non, je
suis capable de vous éblouir de mes non, de vous faire découvrir
toutes les façons qu’il y a de dire non, qui commencent par toutes
les façons qu’il y a de dire oui, comme les coquettes qui essaient
toutes les chemises et toutes les chaussures pour n’en prendre
aucune, et le plaisir qu’elles ont à les essayer toutes n’est
fait que du plaisir qu’elles ont de toutes les refuser.
Décidez-vous, montrez-vous : êtes-vous la brute qui écrase le
pavé, ou êtes-vous commerçant ? Dans ce cas étalez votre
marchandise d’abord, et l’on s’attardera à la regarder. »
[2nd
personnage] : « C’est parce que je veux être
commerçant, et non brute, mais vrai commerçant, que je ne vous dis
pas ce que je possède et que je vous propose, car je ne veux pas
endurer de refus, qui est la chose au monde que tout commerçant
redoute le plus, parce que c’est une arme dont il ne dispose pas
lui-même. Ainsi moi, je n’ai jamais appris à dire non et ne veux
point l’apprendre; mais toutes les sortes de oui, je les sais :
oui attendez un peu, attendez beaucoup, attendez avec moi une
éternité là; oui je l’ai, je l’aurai, je l’avais et je
l’aurai à nouveau, je ne l’ai jamais eu mais je l’aurai pour
vous. Et que l’on vienne me dire : mettons qu’on ait un
désir, qu’on l’avoue, et que vous n’ayez rien pour le
satisfaire ? je dirai : j’ai ce qu’il faut pour le
satisfaire; si l’on me dit : imaginez pourtant que vous ne
l’ayez pas ? même en imaginant, je l’ai toujours. Et qu’on
me dise : mettons qu’en fin de compte ce désir soit tel
qu’absolument vous ne vouliez même pas avoir l’idée de ce
qu’il faut pour le satisfaire ? Eh bien, même en ne le
voulant pas, malgré cela, j’ai ce qu’il faut, quand même.»
Bernard-Marie
Koltès,
Dans la
solitude des champs de coton
(1986)