« Il
semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le
globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature
ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de
besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens
insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux
éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en
tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de
découvrir qu'il est très nécessiteux ; mais si nous tournons les
yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son
courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages
sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le boeuf sont privés
de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur
nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on
peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction
[...] de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture,
nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et
l'approche ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite,
mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre
des dommages du climat ; pourtant, à le considérer seulement en
lui-même, il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres
capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à
tant de besoins.
Ce
n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses
déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres
créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles. Par la
société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un
tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses
capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points
de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le
devenir dans sa condition sauvage et solitaire ».
David
Hume, Traité
de la nature humaine (1740)