L'humain, un être qui cherche la raison d'être
Stig
Dagerman, Tuer
un enfant, nouvelle extraite
du
recueil Dieu rend visite à
Newton (1947)
« C’est
un jour léger, et le soleil domine la plaine de biais. Les cloches
vont bientôt sonner, car c’est dimanche. Deux adolescents ont
découvert un nouveau sentier parmi les champs de seigle, et dans les
trois villages de la plaine, les carreaux des fenêtres étincellent.
Les hommes se rasent devant des miroirs posés sur les tables de
cuisine, et les femmes chantonnent en coupant la brioche qui
accompagnera le café. Assis par terre, les enfants boutonnent leurs
petits gilets. C’est l’heureux matin d’un jour cruel, car
aujourd’hui, dans le troisième village, un enfant sera tué par un
homme heureux. L’enfant est encore assis par terre, occupé à
boutonner son gilet, et l’homme qui se rase dit qu’aujourd’hui
ils iront faire une promenade en barque sur la rivière, et la femme,
en chantonnant, pose sur un plat bleu les tranches de brioche qu’elle
vient de couper.
Pas
la plus petite ombre ne passe dans la cuisine, et pourtant l’homme
qui doit tuer l’enfant se trouve en ce moment dans le premier
village, près d’une pompe à essence rouge. C’est un homme
heureux qui, regardant dans son appareil photographique, voit sur le
verre dépoli une petite voiture bleue et une jeune fille souriante
debout près de la voiture. Pendant que la jeune fille sourit et que
l’homme prend une jolie photo, le pompiste revisse le bouchon du
réservoir en disant qu’ils auront une belle journée. La jeune
fille monte dans la voiture, et l’homme qui doit tuer un enfant
sort son portefeuille de sa poche. Il dit qu’ils vont au bord de la
mer et qu’en arrivant ils loueront une barque et iront faire un
tour loin, loin au large. La vitre est baissée, de sorte que la
jeune fille, assise à l’avant, entend ce qu’il dit. Elle ferme
les yeux, et quand elle ferme les yeux elle voit la mer et l’homme
assis à côté d’elle dans la barque. Il n’a rien d’un méchant
homme. Il est gai et heureux, et avant de monter en voiture il
s’attarde un instant pour contempler le capot qui rutile sous le
soleil. C’est avec un plaisir intense qu’il regarde les
miroitements et qu’il hume l’odeur d’essence et de merisier en
fleur. Pas la plus petite ombre ne se pose sur la voiture. Le
pare-chocs brille, sans une bosse, sans la moindre trace rouge de
sang.
Mais
au moment même où, dans le premier village, l’homme referme la
portière – sur sa gauche – et appuie sur le démarreur, dans le
troisième village la femme ouvre le placard de la cuisine et
constate qu’il n’y a plus de sucre. L’enfant a maintenant
boutonné son gilet et lacé ses chaussures. Agenouillé sur la
banquette, il regarde la rivière qui serpente entre les aulnes, et
la barque noire qu’on a remontée sur l’herbe. L’homme qui va
perdre son enfant a fini de se raser il replie le miroir. Sur la
table, il y a les tasses à café, la brioche, la crème, et des
mouches. Il ne manque que le sucre. Alors la mère demande à
l’enfant d’aller vite en emprunter quelques morceaux chez les
Larsson. L’enfant, déjà, ouvre la porte. À ce moment, le père
lui crie de se dépêcher : la barque attend sur la berge, et
ils doivent ramer plus loin qu’ils ne sont jamais allés. L’enfant
traverse le jardin en courant. Il ne pense qu’à la rivière et aux
poissons qui sautent hors de l’eau. Il n’est personne pour lui
souffler à l’oreille qu’il n’a plus que huit minutes à vivre
et que la barque ne bougera pas aujourd’hui de l’endroit où elle
est, et y restera bien d’autres jours encore.
Ils
n’habitent pas loin, les Larsson, juste de l’autre côté de la
rue. À l’instant précis où l’enfant traverse la rue en
courant, la petite voiture bleue atteint le second village. C’est
un hameau avec de petites maisons rouges et des gens à peine
réveillés qui, assis dans leur cuisine, tiennent leur tasse de café
à la main et regardent la petite voiture bleue passer à toute
vitesse derrière la haie en soulevant un haut nuage de poussière.
Elle va très vite : l’homme qui est au volant voit les
peupliers et les poteaux télégraphiques fraîchement repeints au
goudron défiler comme des ombres grises. Un souffle d’été
pénètre par les fenêtres ouvertes. Ils s’élancent hors du
village. Ils roulent à une allure régulière, en occupant sans
crainte le milieu de la chaussée, ils sont seuls sur la route –
pour l’instant. C’est une sensation merveilleuse que de se
laisser emporter lorsqu’on est tout à fait seul sur une route
large et douce, surtout dans cette plaine. L’homme est heureux et
fort. Du coude droit, il sent le corps de sa compagne. Il n’a rien
d’un méchant homme. Il est pressé d’arriver à la mer. Il ne
ferait pas de mal à une mouche, et pourtant il va bientôt tuer un
enfant. Tandis que, toujours avec la même hâte, ils se rapprochent
du troisième village, la jeune fille ferme les yeux et décide de ne
les rouvrir que lorsque la mer sera en vue, et, au rythme du roulis
de la voiture, elle en imagine l’étendue scintillante.
Car
la vie est si cruellement faite que, une minute avant même de tuer
un enfant, un homme heureux est encore heureux que, une minute avant
de crier d’horreur, une femme peut fermer les yeux et rêver de la
mer que, durant la dernière minute de la vie d’un enfant, les
parents de cet enfant peuvent être dans une cuisine à attendre
qu’il leur rapporte du sucre, tout en parlant de ses dents
blanches, de promenade en barque et l’enfant lui-même peut
refermer une grille, faire trois pas sur une route avec, dans sa main
droite, quelques morceaux de sucre enveloppés dans du papier blanc
et, durant cette dernière minute, ne voir qu’une longue rivière
miroitante, de gros poissons, et une large barque avec des rames
silencieuses.
Après,
tout est trop tard. Après, une voiture bleue est arrêtée en
travers de la route et une femme retire en hurlant sa main de sa
bouche, et sa main saigne. Après, un homme ouvre une portière et
essaie de se tenir debout malgré l’abîme d’horreur qu’il sent
en lui. Après, il reste quelques morceaux de sucre absurdement
éparpillés dans le sang et le sable, et un enfant gît, inerte, sur
le ventre, le visage brutalement plaqué contre la route. Après,
deux êtres pâles, qui n’ont pas encore pu prendre leur café,
passent une grille en courant, et ce qu’ils découvrent sur la
route, ils ne l’oublieront jamais. Parce que ce n’est pas vrai
que le temps guérit toutes les blessures. Le temps ne guérit pas
les blessures d’un enfant mort, et c’est à peine s’il peut
guérir la douleur d’une mère qui, parce qu’elle a oublié
d’acheter du sucre, envoie son enfant en emprunter de l’autre
côté de la rue et il ne guérit guère mieux le remords de l’homme
qui, jusqu’alors heureux, a tué cet enfant.
Celui
qui a tué un enfant ne continue pas son chemin vers la mer. Celui
qui a tué un enfant rentre chez lui lentement et en silence. La
femme qui est à son côté reste muette, la main bandée. Et dans
les villages qu’ils traversent ils ne voient pas un seul visage
joyeux. Toutes les ombres sont noires et le silence ne les quitte
pas, pas même à l’instant où ils se séparent. L’homme qui a
tué l’enfant sait que le silence est désormais son ennemi et que,
pour le vaincre, il lui faudra crier durant plusieurs années de sa
vie que ce n’était pas sa faute. Mais il sait que ce n’est pas
vrai, et il est une minute de sa vie qu’il désirera revivre dans
ses rêves afin de la refaire, cette seule minute, autrement. Mais la
vie est si cruelle envers celui qui a tué un enfant, qu’après,
tout est trop tard. »