« Mon
père à table buvait de l’eau plus que du vin. Cette eau venait du
robinet. Elle était versée par ma mère dans un pot de grès,
disposé ensuite à côté de l’assiette de mon père. Ce pot,
couleur de sable, contenait de quoi remplir deux verres. Sa taille
était si réduite que l’on eût pu jouer avec à la dînette. Un
an et demi après la mort de mon père, le petit pot de grès est
toujours dans la cuisine. Il ne vient plus que rarement sur la toile
cirée de la table et demeure la plupart du temps sur le rebord de
l’évier, brillant dans la lumière des jours qui passent. Que
quelqu’un quelque part s’absente - pour un travail de longue
haleine ou pour une mort qui est le plus absorbant des travaux – et
un objet témoignera pour lui en son absence, comme fait dans un
tableau de Van Gogh une paire de souliers fatigués, luisant au seuil
d’une ferme. J’ai toujours un léger coup au cœur quand je
regarde ce petit pot hier rempli d’eau, aujourd’hui rempli
d’ombre. Je ne sais rien de plus doux que ces coups portés au cœur
comme à une porte. Il n’y font pas entrer la détresse ni la
mélancolie, juste une paix minuscule – comme celle de sentir se
poser sur sa main nue la patte d’un chat dont les griffes sont
rentrées à l’intérieur d’un coussinet de velours gris. »
Christian
Bobin, Ressusciter (2001)
Van Gogh, Les souliers aux lacets (1886)
Van Gogh, Chaussures (1888)