«
On a rappelé que l’homme avait
toujours inventé des machines, que l’Antiquité en avait connu de
remarquables, que des dispositifs ingénieux furent imaginés bien
avant l’éclosion de la science moderne et ensuite, très souvent
indépendamment d’elle : aujourd’hui encore de simples ouvriers,
sans culture scientifique, trouvent des perfectionnements auxquels de
savants ingénieurs n’avaient pas pensé. L’invention mécanique
est un don naturel. Sans doute elle a été limitée dans ses effets
tant qu’elle s’est bornée à utiliser des énergies actuelles
et, en quelque sorte, visibles : effort musculaire, force du vent ou
d’une chute d’eau. La machine n’a donné tout son rendement que
du jour où l’on a su mettre à son service, par un simple
déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des
millions d’années, empruntées au soleil, disposées dans la
houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fut celui de l’invention de
la machine à vapeur, et l’on sait qu’elle n’est pas sortie de
considérations théoriques. Hâtons-nous d’ajouter que le progrès,
d’abord lent, s’est effectué à pas de géant lorsque la science
se fut mise de la partie. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit
d’invention mécanique, qui coule dans un lit étroit tant qu’il
est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a
rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur
s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît
y mêler ses eaux, et montre à la sortie qu’il avait conservé son
indépendance ».
Henri
Bergson, Les
deux sources de la morale et de la religion (1932)