« Ainsi
chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour,
cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le
langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes
; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de
l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme.
Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle
il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre,
des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une
multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et
vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler
indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans
jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous
parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux
autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer,
nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent :
la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Henri
Bergson, Essai
sur les données immédiates de la conscience (1889)