« La
philosophie n'est pas l'art, mais elle a avec l'art de profondes
affinités. Qu'est-ce que l'artiste? C'est un homme qui voit mieux
que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. Voir
avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels.
Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas;
parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées
entre l'objet et nous; ce que nous voyons, ce sont des signes
conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le
distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie.
Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui
méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et
s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien
interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera
aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie
s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de
l'âme.
«
(…) Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le
plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette
tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence
du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent
des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus
commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en
masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà
derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont
pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états
d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de
personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou
de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien
notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les
mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en
font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous
romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous
n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur.
Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel,
celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est
à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les
hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité
nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des
symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement
avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle,
pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous
vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous,
extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »
Henri
Bergson, Le rire (1901)